Damian Vort Alba ne s'est pas toujours appelé comme ça. Il fut un temps où il portait le nom de son père à côté du sien mais ce temps est depuis longtemps révolu. Damian aep Stepan n'existe plus depuis déjà seize ans, depuis le moment où il a déserté l'armée nilfgaardienne.

La famille de Damian était tout ce qu'on peut imaginer qu'une famille de militaires nilfgaardiens puisse être : une sœur et une mère effacées toutes dévouées à arranger le foyer; un grand frère qui, comme lui, était destiné à servir la grande armée du Nilfgaard, et un père qui chapeautait le tout avec un air sévère. Si Damian ne gardait aucun mauvais souvenir de sa mère Haneke, sauf peut-être pour toutes les fois où elle ne l'avait pas défendu devant Stepan, alors qu'il n'avait pourtant rien fait qui mérite punition ; s'il n'avait aucune rancune vis-à-vis de Yanete, sa sœur, et s'il avait toujours un grand respect pour Natan, son grand frère, la liste des griefs était extrêmement longue quand on arrivait au chapitre de son père. Stepan était, pour son seul fils vivant, la source de tous ses maux.

C'est lui qui avait forcé Damian à apprendre à manier l'épée, et à servir en tant qu'aide de camp dans l'armée, alors que ce dernier était encore en apprentissage de l'art de la chirurgie à Vicovaro. Frêle dans son enfance, Stepan avait préfère gardé le grand près de lui, pour en faire un preux chevalier, et avait envoyé le cadet chétif jouer aux infirmières. C'était peut-être le seul choix qu'ait fait Stepan que Damian ne regrettait pas totalement. Avoir été élevé comme un soldat n'avait pas réussi à Natan, qui était bien vite tombé au combat. Loin de chez eux, loin du Nilfgaard, dans une guerre que Damian ne comprenait pas, et viendrait bientôt à détester : son frère avait été blessé au flanc et à la cuisse, et il lui avait semblé que sous la tente, il était le seul à mesurer à quel point ses blessures étaient mortelles. Même Stepan s'était complu dans le déni, hurlant sur Damian, lui jetant jusqu'à son poignard qui le blessa au visage, le traitant de tous les noms alors même que son grand frère adoré se mourait sur la table, et qu'il ne pouvait rien faire. Il savait qu'il ne pouvait rien faire. Et tout ça pour quoi ? Massacrer des gens qui n'avaient pas demandé à se faire envahir ?

Damian n'avait que seize ans, il était loin d'avoir fini sa formation à Vicovaro, mais il avait déjà vu trop d'horreurs. Il déserta l'armée la nuit de la mort de Natan, laissant derrière lui toute sa famille, qu'il s'aperçut ne pas regretter tant que ça finalement.

Il trouva refuge au nord dans un des temples de Melitele, où il put continuer à apprendre à soigner les gens. Il termina sa formation à Ellender, ayant changé entre temps de nom, préférant qu'on l'appelle Damian Vort Alba, voire Damian tout court. Il n'avait plus rien à faire avec son père désormais. Il s'installa à Beauclair après quelques errances, ouvrit une simple boutique d'apothicairerie et loua ses services de guérisseur. Il se disait qu'il défaisait ce qu'avait fait son père, et même si c'était une illusion, elle lui était douce.

De son passé, il ne gardait que trois choses : son prénom ; la Veuve - son épée ; des cicatrices.

Damian est une personne douce, que ce soit dans ses mots, ses intonations, ou ses gestes. S'il doit employer la force, comme pour remettre d'équerre une épaule luxée, il le fera d'une manière sèche et précise, seulement parce qu'il sait que c'est comme ça qu'on fait le moins mal. C'est un guérisseur patient et à l'écoute, qui s'efforce de ne jamais juger celles et ceux qui viennent lui demander son aide. Plein de compassion, il lui arrive parfois de travailler gratuitement, car malgré les duretés et les obligations du monde, il faut bien que quelqu'un s'occupe de ceux qui n'ont rien.

Son excellente mémoire lui permet de se souvenir des gens qui passent par sa boutique, ce qui est un avantage non-négligeable quand il s'agit de choisir la meilleure herbe pour le bon patient. Il essaie toujours d'avoir un mot gentil, de faire un peu la conversation, quand bien même il sait que ça lui coûte : il est de nature solitaire. Cela ne le dérange pas de ne voir personne ou de ne pas parler pendant des jours, mais il faut avouer que ça n'arrive pas très souvent. Lettré, il lit plus qu'il n'écrit, même si ça lui arrive. Il consigne dans un journal ses petites découvertes médicinales sans grande envergure, ses victoires quotidiennes, ses révolutions insignifiantes. Et puis, il a un autre petit carnet où il se prend à laisser son imagination courir librement : on y découvre les aventures de personnages fictifs, leurs défaites et leurs romances. Ce n'est pas toujours bien écrit, ni vraiment structuré car ces histoires Damian les écrit surtout pour lui-même.

En dehors de ses obligations, Damian ne parle pas beaucoup. Il peut tenir une conversation bien sûr, entretenir de petits bavardages, mais il parle rarement de lui, et évite de se perdre dans des discussions trop profondes ou personnelles. Et quand il parle, il le fait souvent d'une voix qu'on imagine sans problème plus grave, comme s'il essayait de contrôler son timbre et le volume de sa voix pour qu'elle ne soit pas impressionnante. Chose qu'elle est, dans les rares cas où il est obligé de monter le ton.

S'il évite autant que possible de parler de lui, ce n'est pas seulement pour qu'on ne connaisse pas son passé qu'il juge honteux, mais aussi parce qu'il est sûrement la personne qu'il déteste le plus au monde, après son père. La vue d'un miroir lui fait plus de mal que de bien, et s'il a fait la paix avec le monde, il n'en est toujours pas là en ce qui concerne son visage. Il préfère ne s'intéresser à personne et vivre de romances fictives plutôt que d'avoir un énième rappel qu'il n'intéressait personne. Il se sait bien loin des canons de beauté, et plutôt que de concourir pour l'amour de la participation et des lots de consolation, il préférait rester extérieur à tout cela. Et quand bien même, qui voudrait partager sa vie de mensonges et de ténèbres ? Qui voudrait du cimetière dans son placard ? Il s'était habitué à vivre seul avec son chat, de toute façon.