Dans le silence de cette aube naissante, on n'entend que le tapotement régulier de longs doigts fins contre le bois vernis d'un bureau ancien. Songeur, le propriétaire desdits doigts, le menton posé dans sa paume libre, a le regard perdu dans le vague. Sa modeste demeure est calme, son établissement paraît l'être tout autant malgré la nuit agitée qui vient de se terminer, et il pourrait aller dormir. Le seul souci, c'est que le sommeil se dérobe sans qu'il parvienne à le saisir. Parfois Lelio en vient même à se demander si ce ne serait pas une caractéristique commune à la plupart des vampires, le manque de sommeil. A croire qu'ils sont destinés à se promener avec des cernes de trois lieues de long, histoire de correspondre aux ragots qui circulent sur leur espèce.

Profonde inspiration, suivie d'une longue expiration. Bon, quitte à être réveillé, autant faire quelque chose de productif. Lelio quitte donc son fauteuil pour se diriger vers l'une des armoires qui se trouve dans un coin de la pièce. Il l'ouvre avec cette délicatesse qui est toujours la sienne, en sort un carnet vierge, attrape une plume et un encrier, puis referme le meuble pour retourner s'installer à son bureau.
Au fond, le vampire n'est pas bien sûr de vouloir faire ça. Et si quelqu'un tombait un jour sur ce qu'il a écrit là-dedans ? Ce serait gênant, c'est le moins qu'on puisse dire. Mais d'un autre côté... On lui a assuré que parfois, ça peut faire du bien de mettre des mots sur ce qui a pu nous arriver, sur tout ce qu'on a enduré pour en arriver au point où nous en sommes actuellement dans notre vie.

Après tout, qu'a-t-il à y perdre ?

Allez, un peu de courage. La pointe de la plume effleure l'encre et vient ensuite gratter la première page. Lelio est lancé, ça y est.

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Honnêtement, je ne sais pas ce que je fais. L'un de mes amis m'a conseillé de coucher mes pensées sur le papier. La belle affaire. Je me demande, ceci dit, s'il en a fait de même... Est-ce qu'il a conservé son journal, ou bien a-t-il préféré s'en débarrasser ?

Voilà qu'une fois de plus j'essaie de m'esquiver en me concentrant sur un autre plutôt que moi-même. Je me désespère. Enfin bref...

Peut-être mes problèmes ont-ils débuté avec mon père. En toute franchise je n'ai que très peu de souvenirs de lui. Tout ce dont je me rappelle, c'est qu'il était un vampire sec et autoritaire, incapable d'exprimer ses sentiments et ses émotions autrement qu'en aboyant après tout et tout le monde. Ma mère l'a aimé avec toute la ferveur dont notre espèce est capable, mais est arrivé un jour où elle n'a plus supporté de le voir se comporter avec moi comme il le faisait. Comme beaucoup de génitrices, malheureusement, elle a alors eu un choix à faire. Continuer à essayer de me protéger du mieux qu'elle le pouvait en priant pour que ça finisse par passer... Ou alors lui tenir tête, briser son propre coeur, et le chasser à jamais de nos vies.

Son choix a été le second. Je crois que je ne pourrais jamais lui en être suffisamment reconnaissant. Par son geste, elle m'a sans doute sauvé sur bien des plans.
Toujours est-il que j'ai grandi avec la sensation que quelque chose n'allait pas chez moi. Que je n'étais pas suffisant, que je n'étais pas assez bien. Je ressentais comme un creux, quelque part dans ma poitrine, et je n'avais aucune idée de la façon dont je pourrais le combler.
Une impression qui devint encore plus vivace lorsque la Conjonction des Sphères m'arracha à notre monde natal pour me lâcher en pleine nature sur ce continent dont je ne savais rien. Bien que je sois resté quelques temps avec les membres de mon clan qui avaient eux aussi subi ce caprice magique, nous avons rapidement fini par nous morceler afin de tenter de nous intégrer aux autres espèces.

Ma quête pour trouver ma place ne faisait que commencer.

J'ai longtemps erré, sans trop savoir quoi faire. Même si j'ai rencontré des êtres formidables et contemplé des endroits fabuleux, je ne suis senti réellement bien nul part. Comme toujours, il me manquait un petit je ne sais quoi pour être à l'aise. Satisfait. Et je ne pouvais pas me contenter d'un à peu près. La Destinée devait attendre quelque chose de moi, mais quoi ? Je tournais en rond comme un lion en cage, voilà ce que je faisais de mes journées.

Puis finalement, un jour, j'ai croisé la route de l'une de mes semblables. Sans trop comprendre pourquoi, je suis resté avec elle, comme si un lien invisible et intangible me liait à elle. Le temps passant nous nous sommes rapprochés, jusqu'à devenir amants. Repenser à cette période de mon existence est encore douloureux pour moi. C'est une plaie ouverte et sensible. Car non, ça ne s'est pas aussi bien passé que j'aurais pu l'espérer.
Moi qui avais réussi à me tenir loin du sang et de l'addiction qu'il provoque qu'on m'avait maintes et maintes fois décrite, elle a fini par me faire plonger dedans tête la première. Manipulatrice qu'elle était, et moi aveugle total, je me suis docilement laissé mener par le bout du nez. Aujourd'hui encore je dois vivre avec cet attrait inconsidéré et déraisonnable pour le sang des Hommes. Sous son influence, j'ai lentement laissé une part plus sombre de ma personnalité prendre le dessus.

J'ai tranché des membres. J'ai égorgé des innocents de mes crocs. J'ai éventré des gens qui n'avaient rien demandé de mes griffes. Et pire que tout, j'en ai éprouvé une satisfaction malsaine. Je la hais pour ce qu'elle a fait de moi ; mais pas autant que je me hais de l'avoir laissée faire. Combien d'occasions ai-je eu de me retourner sur mes actes, de réfléchir, de faire demi-tour, de tout arrêter ? Beaucoup trop. Et à chaque fois, je me suis enfoncé toujours un peu plus là où aucun être ne devrait aller.

Les regrets et les remords me rongent. J'aimerais pouvoir retourner en arrière pour tout arranger. Sauf que je ne le pourrai jamais. Alors je fais de mon mieux pour vivre avec, et me voilà à écrire ces pensées morbides sur des pages que j'espère personne ne lira jamais.

Des blessures, j'en ai bien d'autres. Celle-là est toutefois la plus vivace. Une fois de plus, si je suis en sécurité et que j'ai retrouvé mon libre arbitre plein et entier, c'est grâce à l'intervention d'un tiers. Un ami que je chéris encore à cet instant et que je ne manque pas de visiter quand je le peux. D'ailleurs ça fait un petit moment que je ne suis pas allé à Beauclair, il faudra que j'y pense...

Les autres m'ont suffisamment protégé. C'est à mon tour de rendre les grâces que la Destinée a bien voulu m'accorder, et je ferai de mon mieux pour que, si un jour la mort vient me faucher, je puisse partir le coeur léger, avec le sentiment d'avoir fait tout ce qui était en mon pouvoir pour aider quiconque en aurait eu besoin.

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Nouveau soupir, tandis que Lelio s'appuie contre le dossier de son fauteuil pour contempler ce qu'il vient d'écrire, pratiquement d'une traite. A l'évidence, il fallait que ça sorte. Le vampire hésite quelques instants, la tête légèrement penchée sur le côté. Est-ce qu'il devrait garder ce semblant de confession, ou bien serait-il plus judicieux de s'en débarrasser ?

...

Il ne saurait dire. Alors pour l'heure, il attrape le carnet tout en le refermant, dévoile un tiroir caché qu'il déverrouille à l'aide d'une clef, le cache soigneusement là, puis clôt le tout avec soin.

A le voir ainsi, au premier abord, jamais personne ne soupçonnerait Lelio d’être ce qu’il est. Bien loin des clichés habituels que l’on réserve au vampire lambda (qui n’existe d’ailleurs pas, chacun d’entre eux étant unique à sa manière), c’est un être fondamentalement doux et attentionné. Son altruisme n’étonne plus personne depuis longtemps dans les rues de Novigrad, et encore moins parmi ses compères vampiriques qui -au moins pour son clan- ont déjà ne serait-ce qu’entendu parler de lui pour sa tendance à vouloir voler au secours de toute personne en ayant besoin.

Mesuré et prudent, il est avant tout un homme de lettres et non un combattant ; bien qu’il soit capable de le devenir quand le besoin s’en fait sentir, mais nous reviendrons là-dessus plus tard. Lelio aime apprendre, adore découvrir, et peut passer des heures à écouter le récit de grands voyageurs qui s’en reviennent de contrées lointaines. La composition de la musique, la construction des langues, l’Histoire des différents fiefs ou pays, tout cela le fascine et le nourrit. De même il estime que son millénaire d’existence ne signifie pas pour autant que son écriture est sans défaut, et de fait il n’hésite jamais à faire relire ses pièces par des confrères qualifiés, quand il en a la possibilité. De certains d’entre eux il a retenu de précieux conseils, et à chaque fois qu’on lui livre quelques critiques il estime qu’il s’améliore. Un peu perfectionniste, le vampire ? Oh, juste un tantinet.
En parlant de théâtre, ce qu’il préfère écrire et ce qu’il porte le plus sur les planches sont sans conteste les comédies. Très démonstratives de sa personnalité enjouée et un brin taquine, Lelio est un amateur de bons mots et un orateur pointu qu’il vaut mieux avoir de son côté lorsqu’un débat pointe le bout de son nez. Les pièces comiques sont celles qu’il affectionne le plus car elles lui laissent beaucoup plus de libertés que les autres. Ainsi, si l’envie lui prend de mettre en scène un dialogue absurde entre un troll et un roi, il peut tout à fait se le permettre. L’un de ses plus grands succès, à ce propos, racontait l’histoire -en trois actes tout aussi hilarants que poignants- de deux jeunes sorceleurs sur la Voie qui lors d’une nuit enfiévrée ont par un fâcheux concours de circonstances mis le feu à une auberge. Inspiré d’une histoire vraie qu’un couple de corbeaux lui a raconté, encore hilares rien que d’y repenser.

La plupart du temps, Lelio est donc d’agréable compagnie. Cependant il serait sage de ne pas oublier qu’il s’agit d’un vampire supérieur qui se tient devant vous. Pour commencer -et pour son plus grand malheur- il n’est pas sevré de sa soif de sang. Depuis qu’il y a goûté, il y a des siècles de ça, il n’arrive pas à s’arrêter. Aussi admiratif qu’il puisse être devant ses amis qui eux parviennent à se maîtriser, lui en est incapable. Il le voudrait, pourtant. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire.
Aussi doux qu’il puisse être dans la vie quotidienne, son activité professionnelle principale exige de lui qu’il se montre ferme et puisse imposer son autorité. Auprès des prostitués qui peuplent son établissement, Lelio fait figure avant tout de protecteur et de soutien. Peu de gens en viennent à vendre leur corps par plaisir, et le vampire en est conscient. S’il peut, d’une façon ou d’une autre, leur rendre l’existence moins pénible, il le fera.
Sous ses airs affables et sa très bonne volonté, le monstre n’est jamais bien loin. Lelio a un fort instinct de protection qu’il étend parfois un peu trop, il est vrai. Si jamais par malheur quelqu’un venait à lever ne serait-ce que le doigt contre l’une des personnes qu’il a pris sous son aile, le vampire n’hésitera pas à se montrer ouvertement agressif. Se battre n’a jamais été sa tasse de thé, mais si on ne lui donne pas d’autres choix, il constituera un adversaire à ne pas négliger. Et dans un cas pareil, priez pour qu’il ait récemment eu sa dose de sang, sinon vous pourriez bien finir exsangue sur le pavé.