Ce n’est pas parce qu’on a comme occupation de consigner les légendes du continent qu’on est qualifié pour écrire la sienne. Il est plus facile d’être un simple scribe qu’une âme véritablement créative : la situation de l’observateur est confortable, à l’abri des dangers. Il n’est pas impossible de se retrouver à être partial face à la mise sur papier d’un conte traditionnel, ou de devoir prendre une décision face à plusieurs versions d’une même histoire, mais ça n’est pas comparable au fait de raconter sa propre vie. Impossible d’être un observateur extérieur, et la neutralité, qui n’a toujours été qu’une douce illusion, est là totalement mensongère. Cependant, la vie derrière la plume n’est pas inintéressante, et bien qu’elle ne soit pas non plus trépidante, l’auteur s’efforcera d’être le plus objectif possible.

Le narrateur se nomme Cecil Ignatz Drustan Var Osman Benedikt, plus connu sous le nom, plus court bien que toujours un peu long, de Cecil Var Osman. Il possède depuis quelques dizaines d’années une maison dans le quartier du Dornal à Novigrad, de laquelle il sortait assez peu jusqu’à récemment. Entouré de ses milliers de livres, dont un certain nombre de son fait, Cecil est un homme qui croit ne pas avoir besoin de contacts extérieurs. Il lui est déjà arrivé de rester plusieurs semaines sans croiser âme qui vive, et il trouve le moyen de s’en vanter ! Il n’en est pas désespérément sédentaire pour autant : Cecil a vécu dans d’autres villes, et connaît bien la région de Toussaint pour y avoir grandi. Ses paysages ont toujours une place particulière dans son cœur, même s’il a appris à aimer Novigrad. L’un n’empêche pas l’autre, et de toutes les demeures qu’il a eu, Cecil garde un souvenir précieux qu’il chérit.

Car Cecil a déjà eu plusieurs de vos vies, quand bien même il est considéré comme sortant à peine de l’adolescence pour les siens. Il a tout d’un être humain banal, à cela près les ongles paraissant trop durs et affûtés pour être honnêtes. Ses dents sont remarquablement désordonnées, cependant ses canines n’attirent pas spécialement le regard, alors qu’elles le devraient, car Cecil Var Osman est un vampire. D’aucuns pensent qu’il ne mérite qu’à peine ce titre, puisqu’il ne s’est jamais nourri d’aucun être humain. Il lui est bien sûr arrivé de devoir en éliminer certains, et bien sûr l’idée lui est venue de tremper sa langue dans ce nectar aux accents cuivrés, mais il sait ce qui l’attend s’il le fait. Cecil refuse d’être enchaîné ainsi.
Car votre narrateur est un homme sûrement plus sensible qu’il ne veut bien l’admettre. Il préfère se terrer chez lui avec ses livres et ses plumes plutôt que de s’exposer à ce qui pourrait lui nuire. Il a conscience que ce qu’il y a de bon vient avec ce qu’il y a de mauvais et refuse tout simplement de jouer. Il a vu les ravages des sentiments, la prise que peut avoir quelqu’un sur votre vie, la sensation d’étouffement total quand cette personne manque et il refuse de vivre ça. S’il a vécu si longtemps en reclus, c’était qu’il ne voulait pas que son père doive faire pour son fils ce qu’il a dû faire pour lui. Ramener un père de la mort est suffisamment douloureux, Cecil n’ose imaginer la souffrance que ressent un père ramenant son enfant.

Alors il s’est tenu loin des humains, et même alors qu’il évolue en leur sein, transcrivant leurs chants et leurs contes, il essaie d’en rester le plus éloigné possible. Cecil défend son indépendance farouchement, quitte à rester seul. Il n’y a rien d’autre de bien notable dans sa vie, et c’est là une conséquence logique. À plus de trois siècles de vie, Cecil a encore énormément de choses à découvrir, si seulement il osait en prendre le risque. Oh, il a bien appris quelques choses de la part de son père, notamment ses pouvoirs temporels, mais cela s’arrête là. Il aurait tout aussi bien pu naître hier.  

Cecil a la vie d'un ermite, l'intellect d'un érudit et une maîtrise émotionnelle proche de zéro. Couvé pendant une bonne partie de sa vie par son père, il a grandi avec une certaine peur de ce qui pourrait lui arriver s'il se liait trop avec d'autres personnes. Raisonnement logique : il ne se lie pas. Il limite au maximum ses interactions pour être sûr de ne pas tomber dans le même piège qu'Ambroos. Il a eu quelques aperçus parfois, quand ses pas avaient croisé ceux de quelqu'un d'assez charismatique pour qu'il veuille le suivre : il avait senti cette joie lui gonfler la poitrine tout en lui écrasant le cœur. Il y avait mis fin le plus vite possible, étouffant dans l'œuf tout ce qui pourrait indirectement lui nuire.
Cecil est si effrayé à l'idée de devenir dépendant de quelque chose ou de quelqu'un qu'il se prive. De sang, d'affection. De toute ce qui pourrait un jour l'entraver. Il s'est refermé sur lui-même dans l'espoir de s'affranchir de ce qui le tente encore parfois, il l'admet. S'il est resté vierge, c'est aussi à force d'auto-persuasion.
Car il est têtu. Pas au point de ne pas admettre ses torts sur un fait avéré, mais plutôt sur ses choix de vie. Il n'est sûrement pas impossible de lui faire changer d'avis, mais au prix de combien de temps à argumenter, et à l'entendre râler ? Cecil est un vampire bougon, qu'on voit assez peu rire. Pourtant, il apprécie les blagues de ses amis corbeaux, et d'aucuns ont déjà dit qu'ils l'avaient entendu chanter et vu danser. Ils sont peu nombreux, mais il existent. Quelque part sous la couche de poussière et derrière l'épaisse carapace glaciale qu'il s'est construite, réside un Cecil qui sait s'amuser, et profiter des plaisirs simples. Les gens qui lui sont proches le savent. Il y a bien plus qu'un solitaire endurci chez Cecil.
Méfiant envers les humains tout particulièrement, Cecil préfère largement fréquenter les monstres. Pour lui, les cultures humaines ne sont qu'un passe-temps intellectuel, un sujet d'étude. Il préfère ne pas se lier à une race aussi faible et vivant aussi peu longtemps. Il sait, de par son père, les conséquences que cela peut avoir.
Conséquence attendue de sa vie d'ermite et d'enfant trop couvé : il n'a pas l'habitude des sentiments, quels qu'ils soient. Il ressent tout au centuple, encore plus car il est vampire : s'il arrive un peu mieux à gérer la frustration depuis quelques années, il s'emporte encore facilement. Lunatique, soupe-au-lait, il est incapable d'appréhender et de gérer les émotions fortes qui lui donnent l'impression qu'il va mourir. Elles se transforment dans son cerveau en une douleur à la fois lancinante et diffuse, qui pulse au rythme de son cœur. Parfois, ce sont ses oreilles qui implosent, son nez qui lui brûle, sa gorge qui s'enfle, sa respiration qui s'emballe ou s'arrête net, ses mains qui tremblent et ses os qui fondent et se déchirent à la fois. Alors il hurle, et avant de briser des objets (ou des gens) qui manifestement ne lui appartiennent pas, il court, il s'enfuit en forêt, loin et parfois pendant longtemps. Ainsi, il est arrivé qu'il disparaisse un bon quart de siècle parce qu'il avait eu un crush.