Vingt-trois ans d’existence, seules  vingt-trois petites années d’existence m’auront suffi pour être frappé par la désillusion et l’amertume. Il s’agit d’une durée de vie bien courte pour une vampire supérieure me direz-vous, mais je suis née avant la seconde conjonction des sphères et je n’ai donc jamais connu l’Autre Monde. Et ce n’est pas la seule chose dont j’ignore tout car dès ma naissance dans un bordel de Beauclair je fus privée de la présence d’une mère et d’un père. Que sont-ils devenus ? Je n’en sais rien, ils ont disparu et auraient très bien pu ne jamais exister. Je fus donc confié très tôt à un vieux vampire supérieur qui allait devenir mon mentor. Ainsi ma naissance annoncée déjà la dualité permanente qui allait hanter mon existence, ni humaine, ni vampire de l’Autre-Monde. Jeune vampire née à Toussaint au milieu d’étrangers venu d’un monde inconnu et d’humains que je ne parvins pas à côtoyer.

Durant les premières années de ma vie, mon mentor tenta de m’apprendre la bienséance, le savoir-vivre mais surtout la retenue. Pour vivre parmi les humains, un vampire se doit de se contrôler pour ne pas sauter sur la première personne dont une veine un peu trop saillante aurait tressailli une fois de trop. Il est vrai que ce genre de démonstration de sanglantes peut trancher avec l’ambiance légère que réclament les réceptions de la haute société de Toussaint. Ainsi mon éducation fut faite de frustration et de privation. Un entrainement très strict et éprouvant alors que je ne comprenais toujours rien ni à ma condition, ni ma race, ni même au monde duquel j’étais exclue. Pour autant, je ne détestais pas mon mentor, je n’irais pas jusqu’à dire que je l’aimais, mais il était le seul être de mon espèce que je connaissais, mon seul exemple et j’avais besoin de lui pour apprendre qui j’étais et ce que je devais devenir et lui avait besoin de moi pour ne pas dépérir dans sa triste solitude.
Je venais d’avoir dix-sept ans au moment de la seconde conjonction des sphères. C’était une période de ma vie déjà chamboulée par des questionnements internes, des doutes qui ne cessait de m’assaillir et mon attirance toujours incompréhensible pour cette boisson que mon mentor m'avait toujours interdit de consommer. La conjonction aggrava les choses. Je sentis une puissance nouvelle monter en moi et mes pouvoirs se décuplèrent. Cette curiosité face à l'interdit, cette envie, que je parvenais jusqu’alors à refréner devint incontrôlable. Malgré tous mes efforts, il m’était devenu impossible de me retenir plus longtemps et l’inévitable ne tarda pas à se produire. Il était jeune, bien plus que moi. Trop insouciant, imprudent même. Et maintenant, exsangue, il n’est plus rien.
J’aurais pu ressentir de la culpabilité, j’aurais dû. Mon mentor m’avait toujours enseigné que je pouvais me servir de cette force propre à notre race pour aider ce qui en avait besoin, défendre ceux qui ne pouvaient pas le faire seul. Et bien que cet enseignement ne m'est jamais quitté, la satisfaction d’avoir étanché ma soif, la plénitude qui emplit mon être au moment où la vie quitta ce petit corps, m’ôta tout remords. Restait alors dans mon esprit le désir permanent et insatiable de ressentir encore et toujours cette plénitude.

Il me fallut alors trouver une solution pour perpétrer mes forfaits sans être inquiétée. Je décidais donc de devenir chevalier errant. Ainsi je pourrais continuer à me nourrir du sang des hommes tout en respectant l’enseignement de mon mentor. J’ai donc quitté mon foyer pour me lancer sur la voie tournant le dos à ce monde dans lequel je n’ai pas ma place.

La douceur et l’élégance, voilà deux qualités que l’on pourrait volontiers concéder à S’Inna Lunacy Ahrhan au premier abord, et ce serait légitime. Mais la jeune vampire est bien plus qu’un joli visage. Son éducation et sa douceur apparente, sont des atouts pour approcher les clients, mais ce sont ses qualités d’escrimeuse et son courage naturel qui lui font gagner des contrats dans ce monde très masculin. Elle ne laisse d’ailleurs personne remettre en cause sa valeur au combat, car bien que ses capacités physiques naturelles y soient pour beaucoup, son talent et aussi le fruit d’un entrainement acharné pour se battre non pas avec sauvagerie mais avec discipline et maitrise. Ainsi, de par sa fierté, elle ne saurait souffrir de raillerie sans faire couler le sang.
Au-delà de son apparence frêle se cache donc une guerrière farouche mais S’Inna est plus complexe que cela encore et bien que son métier la satisfasse, elle reste une errante solitaire entre deux mondes. Cette dualité se retrouve d’ailleurs dans son caractère bipolaire dont elle a conscience. Ces sauts d’humeur ne sont pas étrangers à sa nature et on peut aisément les attribuer à ses pulsions et son addiction qui rendent les interactions avec les autres des plus hasardeuses.
Il est alors possible de voir S’Inna être des plus enjouer et radieuse, voir espiègle et cette joie de vivre apparente ne sera alors pas feinte, car bien que possédant de multiples facettes et défauts, la duplicité n’en fait pas partie. Elle aime d’ailleurs laisser cette espièglerie s’exprimer lors de jeux de hasard et de soirée arrosée. Mais lorsque le manque se fait sentir, lorsque ses appétits refont surface, l’instinct prend le dessus et toute autre forme d’émotion s’en retrouve bridée. Elle est alors poussée par un désir insatiable de sang et il est impossible de la raisonner. Elle devient le vampire des contes que l’on raconte aux enfants pour les effrayer, un monstre à l’allure charmante et au baiser mortel. Dans un tel état, elle est capable d’une créativité morbide sans limite mais elle a néanmoins toujours mis un point d’honneur à être discrète et à ne laisser aucune trace de son passage.
Malgré l’éducation de son mentor et les quelques principes qu’elle essaye de conserver tant bien que mal, il y a une certitude que S’Inna a acquise au cours du temps : il est difficile, voire impossible d’aller à l’encontre de sa nature, quelle qu’elle soit. Sa vie entière fut parcourue par la dualité entre ce que les autres attendaient d’elle et ce que ses instincts lui dictaient. Tiraillée entre deux mondes, elle n’a jamais réussi à trouver sa place, esclave des pulsions d’une race à laquelle elle ne parvient pas à s’identifier et intriguée par un monde dont elle ne fera jamais partie.