cœur de biche


« Tu sais, fiston… Tout est injuste. Nous sommes des monstres, au sens propre, et pour ça… Les gens nous aimeront pas. En plus, tu as des oreilles d’elfe. Il va falloir d’endurcir, arrêter de croire que le monde peut être changé, il… Qu’importe où tu iras, il y aura toujours quelqu’un pour t’foutre des coups dans les côtes et te faire cracher ta bile jusqu’à c’qu’elle vire rouge. Alors, gamin, il faut que tu te protèges, un minimum. Si c’est pas pour toi, fait le pour ceux qui tiennent à toi. » – Le nain aux écailles dorées.


La neige est épaisse et moelleuse, comme un coussin de nuages sur lequel on s’allonge avec l’allégresse d’une déité ou d’une altesse. Elle est froide mais elle mord et brûle l’épiderme avec la virulence d’un incendie formé sur les corps et les ruines des guerres. Elle est immaculée de la même manière d’un morceau de soie sur lequel aucun doigt n’est passé et pourtant, c’est sur elle qu’est peinte les ombres des figures fantomatiques qui passent au-delà d’elle comme des papillons éphémères qui s’effacent avec le vent qui brasse les feuilles des arbres montagneux. Et tu es là, les coussinets profondément enfoncés dans cette neige voluptueuse qui couvre une partie de tes pattes de chiot, les rayons du soleil perçant le voile foncé du ciel des montagnes de Mahakam pour venir éclairer la fourrure dorée que tu portes depuis des années. Tes yeux, deux iris colorées de façon dissidente, observent la pierre tombale que tu as installée il y a peu, avec une très simple inscription ornant le marbre grisâtre sur lequel la neige a déjà commencée à s’installer. Ta tête est penchée sur le côté alors que le sommeil alourdit, doucement, chacun de tes muscles, chacun de tes os et que le vent vient brosser ton poil de sa morsure sourde. Toutefois, ton regard est fixe sur cette pierre, refusant de détourner tes iris de ce qui est inscrit dessus, comme si détourner le regard serait la signification même de l’abandon, de la dernière ficelle qui te maintiendrait à cet homme, à cette personnalité si excentrique et si bougonne qui t’avait pris sous son aile avec l’amour d’un père. Il était celui qui t’avait élevé, auprès des humains, comme un humain et non pas comme un monstre ou un animal, qui t’avait enseigné ce que le monde pouvait faire et allait faire d’une certaine manière et avait forgé la créature que tu étais désormais. Tu avais passé un temps inexorable avec lui, traversant routes et vallées, ruisseaux et forêts, et maintenant… Maintenant, tu déposais son corps sous la neige fraîchement tombée de ce qui fut son lieu de vie pendant des années avant votre rencontre. Les montagnes de Mahakam, le domaine des nains dont il empruntait le corps sans se départir de son humour graveleux et parfois un tantinet noir. Tu avais vécu dans son ombre, au chaud derrière les écailles dorées de ce qu’était la stature de l’homme, et désormais… Tu allais devoir être seul, tu allais devoir tracer un chemin sans lui, sans qu’il puisse te donner des leçons ou te secourir dans la volée d’une dernière maladresse. Tu devais faire ton deuil, comme toute créature de ce monde, pour pouvoir avancer et trouver quelque chose qui donnerait un éclat saillant et lumineux à ce qui est désormais ta vie sans celui qui fut ton pilier pendant de nombreuses années. Un phare au milieu des nuages jumelés du ciel. Tu devais avouer tes dernières paroles, faire demi-tour et retourner parmi les humains, là où tu ne serais jamais moins en sécurité. Toutefois, tu savais, intimement, que tu allais revenir, à un moment donné, que tu reposerais ta truffe sur cette pierre glacée, que tu déposerais une nouvelle statuette de Melitele ; mais pour l’heure, tu n’étais pas décidé à partir, même avec le froid qui mordait encore et encore ta chair de plus en plus à vif malgré la fourrure. Non, pour l’heure, tu essayais de conserver dans une bulle de cristal tous les souvenirs qui étaient liés à cette personne qui t’était si cher et qui, à jamais, garderait une place de choix au sein de ce qui était ta conscience et la poétique syllabique de ton inconscient. Pour l’instant, tout devait être cristallisé et ne jamais être oublié, et dans les tréfonds de ta mémoire quelque peu bancale, tu savais que tu avais oublié des morceaux, que certains s’étaient écharpés et altérés avec le temps mais ça n’entachait pas tout ce que tu avais pu vivre et tout ce que tu avais appris. Alors, tu fermais les yeux, une dernière fois, laissant le vent et la neige se fondre dans ton pelage, pour pouvoir geler tout ce qui était des souvenirs indélébiles et immuables.

cœur de chien


« Je vais t’appeler Nuage ! Ton pelage il est doux comme des nuages ou du coton et tu as des formes de nuages entre le orange et le blanc, n’est-ce pas maman ? Donc… Nuage ! Viens ici mon chien ! » – Lysbeth, la petite fille aux couettes solaires.


Si tu devais revenir au tout début, tu ne saurais absolument pas quoi commencer. Ta mémoire s’était étioler avec le temps, ne devenant qu’un vulgaire fil auquel tu avais rajouté des épines par moments, et aujourd’hui, avec le recul formé par le temps lui-même, tu étais bien incapable du jour où tu avais bien pu ouvrir les yeux pour la première fois. Le premier souvenir concret que tu gardes de cette période floutée par le temps se trouve avec celle qui devait être ta génitrice et de ta toute première forme autre que celle qui est incarnée par ta race. Celle-ci était disgracieuse – et tu la trouves toujours – et ta génitrice avait fait en sorte que vous puissiez vous faufiler entre les hommes sans peine d’être reconnu par des êtres humains et être abattus par ces êtres. Très tôt, tu te souvenais de ses discours alertes contre ces êtres qui ne vivaient que pour chasser ceux qui n’étaient pas comme eux. Tu n’y croyais que peu. Tu ne te souvenais pas ton plus d’avoir eu un géniteur, et si tu en avais bel et bien un, il avait disparu dans les tréfonds de ta mémoire rongée par le temps. Ta génitrice t’apprit tout ce qu’elle savait sur ton espèce, sur ce que tu pouvais faire et ne pas faire et t’apprenant à vivre comme tel. Toutefois, vous étiez plus souvent sous vos formes de chiens que sous d’autres formes, pour plus aisément vous fondre dans masse humaine que tu observais déjà avec un œil curieux. Là où ta mémoire s’étiole à nouveau se porte sur le moment où vous chemins se sont séparés. Tu étais probablement suffisamment vieux pour vivre par toi-même, peut-être que ta génitrice est morte, tu… Tu ne sais pas. Tu te souviens juste que d’un jour, tu as pris la clef des champs et qu’elle ne t’a pas retenue et tu n’es jamais revenu. Tu aimais, d’une certaine manière, celle qui t’avait mis au monde, bien évidemment. C’était une évidence presque naturelle, presque certaine mais… Ton attachement à elle était succins, était éphémère. Elle n’était qu’une étape, qu’un passage et c’était peut-être le caractère aventureux de ta forme de chiot qui t’avait poussé à ne pas être si attaché à elle, tu n’en savais rien. Il en demeure que depuis toujours, tu portes le prénom qu’elle te donna comme un secret à garder, un trésor que tu tentes de maintenir vivant, de maintenir en sécurité contre vents et marées, que tu ne dévoiles que dans l’intimité de tes compositions ou qui se découvre dans les traits sinueux d’un tatouage maculé sur ta peau opaline aujourd’hui. Ton prénom, prit dans les méandres d’une constellation que tu ne découvris que bien des années plus tard, qui porte la flèche et l’arc, qui porte le chasseur et la proie. Un souvenir, fabuleux et terrifiant, de ces prémices de vie dont tu ne gardes que de fragmentaires souvenirs, parsemés au gré du vent.

Tes pas te guidèrent auprès d’une famille, dans un petit village dont le nom t’échappe aujourd’hui et que tu ne retrouvas que bien des années plus tard, terni par la guerre et la maladie mais qui, au moment de ton arrivée, lorsque le printemps pointait le bout de son nez, fleurissait et bourgeonnait de nouveau avec la synthèse d’une nouvelle vie à chérir. La famille, composée d’un père et d’une mère et de deux enfants, un garçon aux yeux verts et une jeune fille aux yeux irisés de bleu et à la chevelure brune. Ce fut cette dernière qui te trouva, rôdant aux alentours de la chaumière et qui te donna, contre toute attente, un prénom que tu décidas de garder, comme marque de ce passage, dans ta vie, entre l’enfance avec ta génitrice à un parcours qui était peut-être le tiens, peut-être tout tracé mais le tiens malgré tout. Tu ne demeuras guère longtemps auprès d’eux, quand bien même tu les aimais et que tu étais choyé, en tant que chiot de bonne famille. Tu t’occupais des rongeurs et des quelques bêtes qui cherchaient à attaquer le poulailler ou les récoltes de la famille, et en retour, tu étais couvert de câlins et tu étais nourris, tu avais un toit pour l’hiver et pour les jours difficiles et quelque chose qui s’apparentait à ce que les humains appelaient famille. Tu y restas deux belles années, peut-être trois, tu ne te souviens plus exactement, plus aujourd’hui du moins. Et tu as toujours eu quelques problèmes lorsqu’il était question de compter. La lecture et l’écriture n’ont jamais posés de problèmes aux premiers abords mais le compte fut toujours quelque chose qui te donnait des migraines, encore aujourd’hui. Tu dus partir, plus par nécessité que par envie car la famille fut ravagée par une maladie que tu ne connaissais pas, quelque chose qui t’épargna – presque miraculeusement – mais qui s’occupa d’aspirer toute vie à ceux que tu avais jugé comme une famille pendant tout ce temps. Tu aurais voulu rester, t’occuper des corps, mais tu connaissais bien les terres ici, tu savais ce qu’il se passait lorsque l’on restait trop près des corps décharnés : les goules et les algoules arrivaient pour arracher ce qu’il restait de viable sur les corps déjà contaminés. Et ces dernières, elles n’allaient pas te laisser la chance de t’en sortir si aisément.

Tu te souviens, par la suite, d’avoir passé plusieurs mois à errer dans les bois environnants. Tu ne connaissais pas suffisamment bien la région pour pouvoir savoir où aller, alors tu cherchais à te creuser un endroit où vivre, au moins pour l’hiver qui n’allait pas tarder à arriver et avec la neige qui allait tombée, si tu ne trouvais pas quelque chose, tu périrais sous le manteau immaculé. Ce n’est que bien plus tard que tu appris que tu avais déambulé jusqu’en Rivie, dans les bois qui bordaient la frontière entre les deux régions et lorsque la neige commença à tomber, tu commenças à avoir peur. Peur pour ta vie, peur pour ce qu’il te restait à vivre et dont tu allais être privé si jamais le froid venait créer gerçures et morsures sous ton poil. Tu marchais dans la neige, laissant derrière toi des traces que tu ne pouvais couvrir, tes oreilles étaient dressées en quête de bruits suspects, tandis que ta queue, légèrement courbée, essayait d’effacer tes traces sur ton passage Ton museau n’était plus aussi humide qu’à l’habitude, rendu sec par l’effort du vent sur toi. La nuit n’allait pas tarder à prendre son voile sombre et engloutir les bois dans cette ère profondément acerbe qui conduirait, fatalement, à la morsure glaciale d’une nouvelle nuit dans le froid, une nuit à laquelle tu ne savais pas si tu survivrais. Une notion qui s’alimenta des hurlements de loups provenant du fond des bois et qui te poussèrent à prendre la course pour te trouver dans une clairière, sans savoir quel chemin prendre. Bien vite, les loups se trouvèrent autour de toi, mâchoires sorties, la minceur de leur musculature indiquant sans mal qu’ils n’avaient pas mangés depuis un bon moment maintenant et que tu étais le parfait encas pour ce soir. Toutefois, il fallait croire que tu étais gracié ou miraculé par tu-ne-savais-quelle-déité, car c’est une hache qui s’enfonça près des loups et qui les amena à détaler aussi vite que s’ils avaient vu un monstre plus gros qu’eux. Peut-être était-ce vrai, mais tu ne l’avais jamais vu ainsi, pas même quand l’homme – qui était un nain – se présenta à toi avec ses yeux dorés, sa barbe mélangeant le gris et le blond et qui te poussa à le suivre là où sa chaumière se trouvait. Une maison qui ressemblait à un temple fait d’un amas de planches de bois que tu avais vu dans des livres illustrés des paysans chez qui tu étais auparavant. Une forge se trouvait à droite de la maison, tandis qu’une écurie – avec une mule uniquement – ainsi qu’un cabanon se trouvaient à gauche et qu’un jardin décorait l’arrière de la chaumière, avec des résidus de plants de légumes. Il n’était pas difficile de voir, aussi, à l’entrée de la chaumière, un petit autel dans lequel était posée une statuette d’une déesse nommée Melitele, entourée de bougies fumantes. Avant que tu ne fasses un pas dans cette clairière qui recelait de la petite demeure, l’homme prit une forme qui ne te fit pas même faire un pas en arrière. L’être qui ne mesurait qu’à peine un mètre cinquante sous forme humanoïde prit plusieurs mètres de hauteur en se dévoilant telle une créature de contes : un dragon aux cornes dorées et aux ailes pigmentées du même métal précieux, ses yeux vipérins te toisant sans aucun mal. Une forme qu’il ne garda que pour quelques instants, le temps de t’inspecter, de voir tes réactions, avant de reprendre sa forme humanoïde et d’ouvrir la porte de sa maison pour que tu puisses te réchauffer. Ce soir-là, il ne te força aucunement à te dévoiler, bien qu’il savait que tu n’étais pas juste un animal en détresse, non. Toutefois, tu le fis, te présentant sous les traits de la jeune fille de ton ancienne famille, à peine plus âgée de dix ans et tu te présentas comme étant Nuage, doppler du nord. Et il se présenta, comme étant Gorgyr Feyrith, dragon doré de Mahakam. La nuit fut douce, au coin du feu, avec une couverture et un oreiller et un estomac bien plus rempli que tu n’aurais pu l’imaginer, et au petit matin, tu te souvins de sa question. Il voulait savoir si tu souhaitais partir. Si tu partais, tu ne devrais jamais revenir, sous aucun prétexte, mais si tu restais… Il ferait en sorte que tu sois un jour véritablement prêt pour vivre avec les humains. Et tu acceptas de rester. Et même aujourd’hui, avec beaucoup d’années de recul, tu reprendrais la même décision sans la moindre hésitation.

cœur d’écureuil


« Qu’est-ce … ? Pourquoi vous partez ? C’est quand même pas un ours qui va vous effrayer, hein ? .. Quoi ? C’est.. T’es un monstre, va vort a me ! » – Quessis, le scoia’tael aux yeux de bronze.


Les jours étaient fleurissants et riches en apprentissage et en connaissances auprès d’un nain qui n’en était pas un et qui avait plus d’histoires à raconter qu’il avait d’écailles sur le corps – et c’était peu dire, vu la taille qu’il arborait quand il se transformait. Vous restâtes dans cette chaumière pendant près de plus d’une dizaine d’années, traversant les saisons en même temps que tu grandissais dans ce corps humain aux cheveux bruns. Tu étais une fille – bien que tu ne t’identifias jamais à un genre en particulier – et même si tu l’étais sous cette forme-ci, Gorgyr ne s’en formalisait nullement, t’éduquant comme on éduque un garçon, allant jusqu’à te donner des vêtements qui étaient usuellement réservés à la classe masculine. Tu n’abandonnas pas tes formes animales, bien évidemment, et tu en découvris bien des nouvelles, t’amusant à reproduire les diverses créatures qui pouvaient peupler les bois dans lesquels vous viviez. Il ne t’autorisait pas, cependant, à quitter le bois, jugeant que tu étais encore bien trop inapte à vivre trop près des êtres humanoïdes appelés humains. Toutefois, il te laissait gambader à ta guise dans les bois jusqu’à ce que la nuit dépose son voile sibyllin sur le reste du monde. L’effervescence et l’arborescence de la forêt te suffisait, à bien des égards, tu n’avais guère besoin de plus pour te sentir à ta place, et encore plus avec le dragon à tes côtés qui, d’une certaine manière, te garantissait une certaine sécurité. Néanmoins, malgré cette sécurité, le lézard dardé d’écailles dorées jugeait qu’il était bon d’apprendre à te défendre. T’apprendre les bonnes manières, les us et coutumes ainsi que les traditions étaient une chose importante si tu souhaitais t’intégrer à la société, mais le plus important était encore que tu puisses te défendre si jamais il arrivait qu’il ne soit pas là pour sauver tes fesses. Alors, il t’apprit à te battre avec un petit sabre ophiri qu’il avait lui-même forgé, mais il te poussa à travailler ton endurance, ta rapidité et ton agilité de manière considérable, de façon à ce que tu puisses fuir si tu ne pouvais pas te battre. Il savait, d’ores et déjà, que tu n’étais pas une créature capable de tuer par envie ou par pur plaisir, d’autant plus qu’il t’inculqua la valeur de la vie et l’idée que personne ne devait avoir droit de vie ou de mort sur quelqu’un d’autre. La vie était précieuse, et cette notion te suivit pendant de nombreuses années, et te suit toujours, même encore aujourd’hui, toi qui est bien incapable de toucher à un cheveu d’une créature humanoïde ou d’un monstre. Les animaux, toutefois… Tu fais de ton mieux pour ne pas leur faire de mal, mais tu connais mieux que quiconque ton besoin de te nourrir, et que les légumes ne sont pas forcément toujours suffisants. Ainsi, au contact du dragon, tu devins une créature agile, douée pour grimper aux arbres, pour grimper sur les murs ou encore faire des pirouettes – parfois maladroites – sur les branches ou sur le sol ; à son contact, couplé avec la nature de la forme humanoïde que tu avais emprunté, tu devins quelqu’un de profondément doux et délicat, pour qui la vie est une chose précieuse qu’il ne faut nullement gâcher et entacher. On pouvait aisément te croire félin tant tu étais capable de grimper et redescendre avec l’aisance de ces créatures particulières qui, pourtant, ne peuplaient que peu le bois dans lequel vous viviez. En plus de tout ceci, il t’inculqua deux autres notions qui te suivirent jusqu’à aujourd’hui : une confiance et une croyance aveugle – peut-être innocente, aussi – en ce que les autres appellent la Destinée, ainsi qu’une croyance en la déesse Melitele, la déité mère, porteuse de fertilité et d’amour. Pour ce qui était de la Destinée, il mit simplement un nom sur quelque chose en quoi tu croyais d’ores et déjà parce que tu étais persuadé que cette rencontre n’était pas simplement du fait de coïncidences singulières et éphémères. Pour ce qui était de Melitele.. Cela te donna simplement une foi et un code de conduite que tu essayais de suivre, du mieux possible.

Ainsi, il t’enseigna beaucoup de choses : le combat, la défense, l’agilité, l’endurance, la bonne conduite, l’histoire et la politique des divers royaumes, des divers pays, la lecture, l’écriture et te donna quelques passions, au passage. Il te transmit cette fascination qu’il avait pour l’astronomie, pour l’étude des constellations, bien qu’aujourd’hui, tu n’en gardes qu’un facétieux plaisir à simplement les regarder sans les étudier, bien que ton corps soit désormais parsemé de petites constellations te rappelant l’homme et ses diverses lubies. Il te montra comment coudre, comment tisser, comment tanner le cuir et s’en occuper correctement, cuisiner également, même si tu demeures un peu plus frileux sur ce point, comment faire toutes les petites choses que tu voyais les autres faire sans jamais te préoccuper qu’un jour tu aurais besoin de cette éducation somme toute futile sous tes formes animales. Cependant, il prit le temps de t’apprendre tout cela, de te donner l’éducation que l’on donnait généralement aux enfants sans plus de cérémonie, jugeant simplement que c’était ce qu’il y avait de plus nécessaire. Et de cette façon, vous passèrent de très belles années dans une tranquillité presque paradoxale par rapport aux conflits mondiaux auxquels il essayait de ne pas être impliqué. Il te ramenait parfois quelques accessoires féminins, dans l’idée que le jour où tu devrais te fondre dans la masse humaine, tu puisses aisément repérer ce qui était plus de ton genre ou non ; ainsi, il te trouva des corsets pour accessoiriser tes chemises et des bottes à talon – quand tu fus en âge d’en porter – pour agrémenter tes tenues avec une touche subtile de féminité – à laquelle tu ne croyais pas vraiment. Toutefois, il était évident qu’avec la guerre aux portes de tous les royaumes, tout ceci n’était qu’une trêve de quelques années avant que le rêve n’éclate en une bulle de milliards de plumes. Et ce fut bel et bien le cas avec l’expansion du territoire de ceux qui s’appelait les Scoia’tael, un groupe qui – selon les dires de Gorgyr – était un peu extrême et qui cherchait à assassiner tous ceux qui pouvaient avoir une tête d’humain d’une flèche entre les deux yeux, sans plus de cérémonie et avec un sang-froid qui était presque plus glacial que le vent d’hiver des hautes montagnes de Mahakam. Les écureuils, de leur nom humain, prenaient de plus en plus de terrain, arrivant aux portes de ce qui était votre forêt jusqu’alors. Tu senti que ton paternel adoptif devenait bien plus frileux qu’à l’habitude, craignant le moindre mouvement provenant des arbres, le moindre souffle qui n’était pas quelque chose d’habituel, le moindre petit rien. Toi ? Tu ne voyais pas le problème à ce que d’autres viennent s’abriter au sein de la forêt, surtout en des temps qui semblaient, somme toute, bien plus compliqué que ce qui était imaginé. Alors, même sous les regards quelque peu courroucés de celui qui était ton paternel, tu ne tardais pas à rejoindre les bois, même lorsqu’il t’avait dit de ne pas le faire car ils devenaient dangereux. Tu estimais que sous forme animale, tu ne risquais pas grand-chose. N’est-ce pas ? Et pourtant. Tu étais peut-être sauvé par une grâce quelconque à chaque fois qu’il te tombait quelque chose dessus, mais cette fois-ci… Tu n’allais pas être épargné, mais c’était probablement ton insouciance qui te mit totalement dans cette histoire.

Tu esquivas les pièges installés autour de la clairière, posés par Gorgyr, pour arriver, enfin au cœur de la forêt, trouvant ton chemin comme tu le faisais toujours. Tu repérais les arbres, furetaient les odeurs pour te balader et trouver le gibier qui serait utilisé ce soir pour le repas, avec une insouciance et une innocence qui était probablement bonne à jeter, pour bien des gens. Même lorsque tu entendis des bruits singuliers, tu ne fis pas demi-tour, tu ne rentras pas, non, tu continuas d’avancer, prenant ta forme d’ourse pour plus de poids et éventuellement effrayer les dits bruits singuliers. Tu avanças jusqu’à tomber nez à nez avec une petite escouade de trois elfes portant des tuniques vertes et du maquillage de guerre sur le visage. Deux d’entre eux, les plus jeunes probablement, s’éloignèrent rapidement, laissant leur comparse seul, les sourcils froncés alors qu’il dégainait sa dague pour s’attaquer à toi. Tu pensais que l’amadouer serait une bonne idée plutôt que de l’effrayer et c’est pour cela que tu pris ta forme humanoïde mais l’effet qui tomba sur l’arrière de ton crâne ne fut pas celui espéré puisqu’il devint encore plus dédaigneux. La haine se lisait entre ses yeux et il ne tarda pas à se jeter sur toi, toi qui étais complètement désarmé. Tu te retrouvas alors, pendant de longues minutes, à être sous la prise d’une asphyxie, ses mains enroulées autour de ta gorge et enserrant bien trop fort tes voies respiratoires si bien que ta vision ne tardait pas à devenir floue. Dans un mouvement de débat, ta main trouva une roche, suffisamment grosse et suffisamment lourde pour tenter un mouvement que tu regrettas toute ta vie. Tu écrasas la roche contre l’arrière de son crâne avec une force que tu ne pensais pas avoir jusqu’ici et son corps ne tarda pas à tomber sur le tien, inanimé alors que tu récupérais un semblant de respiration, un semblant de vie. Passé l’adrénaline et la peur, ce fut le dégoût qui s’insinua sous tes pores quand tu remarquas le sang qui s’écoulait de sa nuque et l’absence de respiration provenant de ce corps qui était désormais mort. Tu te relevas avec une vitesse que tu ne pensais pas posséder non plus, le souffle court alors que tu sentais du sang sur tes doigts, provenant de la plaie que tu avais touchée malgré toi. Tu étais un assassin. Tu avais envie de vomir, tu devenais instable et Gorgyr ne tarda pas à rejoindre le lieu, comme s’il avait senti que quelque chose n’allait pas. Il ne dit rien, absolument pas un mot, non. Il t’aida, du mieux qu’il le put, à te relever avant de s’occuper du corps de l’elfe que tu venais de tuer tandis que l’angoisse, la panique, et la détresse se lisait dans chaque mouvement de ton corps. Tu avais manqué à la seule que tu t’étais promis de ne jamais manqué. Tu te sentais comme le pire monstre que cette humanité avait un jour pu porter et même si le regard ton paternel ne changea pas, tu changeas, profondément. Tu sentis que quelque chose bougea en ton sein, une instabilité comportementale s’alignant sur ce qui devint un empire de culpabilité et de regret, quelque chose qui commença à corrompre et contaminer la totalité de ce qu’était ton être. Le soir, lorsque la lune monta si haut dans le ciel qu’il était difficile de l’observer sans avoir mal au cou, Gorgyr prépara le rituel funéraire, selon les rites de Mahakam, et bientôt, ce fut la fumée noircie qui engloba le ciel de son souffle méphitique. Tu quittas le lieu avec des larmes perlant sur le coin de tes iris, ton visage tordu parce qui allait devenir ton démon le plus profond et le plus inexorable. Tu passas plusieurs jours enfoncé dans un mutisme que ton paternel n’essayait même pas de rompre, sachant que le deuil n’était pas seulement fait sur un inconnu mais sur les réminiscences d’une innocence qu’il avait essayé d’entretenir pendant toutes ces années. Toutefois, à l’aube d’un matin, tu te réveillas avec le profond sentiment que tu pouvais encore faire quelque chose, que tu pouvais encore donner de la vie à ce qui avait été un malheureux accident aux yeux de ton paternel et la pire atrocité pour les tiens. Tu décidas, même si la décision n’était peut-être pas la meilleure ni la bonne, de prendre la forme de cet être dont tu avais arraché la vie, découvrant le visage d’une victime possédant du sang Aen Elle et un quart, très faible, d’humain, sous un nouveau jour. Tu découvris un nouveau corps, plus solide, plus robuste, plus musclé, plus svelte aussi, et bien différent et terriblement banal comparé à ce que tu avais pu voir. Tu abandonnais dans les tréfonds de ton existence le genre féminin auquel tu t’étais accroché pendant des années, revêtant une forme qui, malgré tout, seyait bien plus ton inclinaison de genre et de vie. Tu t’étais toujours senti plus masculin que féminin, bien que tu n’attachais que peu d’importance et d’intérêt à la notion même de genre ou de sexe, et tu te doutais que cela avait à voir avec l’éducation apporté par le dragon. Toutefois, même si l’idée paraît glauque voire clairement bancale pour bien des gens aujourd’hui, pendant quelques instants, tu ne te sentis jamais aussi bien qu’en revêtant ce visage et ce corps. Le tatouage porté par l’elfe dans ton dos désormais était le symbole de cet attachement de l’autre pour l’avenir qui était désormais le tien, porteur d’origines que tu n’avais nullement. Gorgyr ne souffla pas un mot, acceptant la nouvelle condition comme elle était, mais décida d’une chose, lui aussi : vous deviez partir. Bien évidemment, le changement fut quelque peu compliqué à avaler pour Gorgyr qui s’était habitué à avoir une jeune fille sous son toit, mais pour autant que tu le savais, il n’en fit pas état, comme s’il s’était attendu à tel mouvement de ta part. Et puis, il t’avait éduqué comme si tu étais un garçon car c’était ce qu’il connaissait le mieux, et de ce point de vue-là, sa vision resta inchangée. Toutefois, les bois n’étaient plus sûrs, plus du tout. Alors, vous préparèrent vos affaires, prenant le nécessaire, les empilant sur la mule avant de fermer, à jamais, la chaumière, à clef, scellée par une rune naine que seuls toi et lui pouviez déverrouiller car vous étiez les seuls connaisseurs de l’incantation nécessaire. Arborant ton corps de cerf pour le voyage – et pour pouvoir porter des affaires avec plus d’aisance – tu portas un dernier regard à ce qui fut une maison, un foyer, une famille, tout en gardant dans le cœur que c’était peut-être une bonne chose. Abandonner les mauvais souvenirs pour en cueillir de nouveaux, abandonner ta culpabilité pour découvrir le reste du monde. Quitter Spalla pour autre chose, pour de meilleures heures.

cœur de chat


« Oh, mon cher Nuage. Tu sais, je t’ai aimé, vraiment. Mais tu es un elfe, et tu sais ce que ça signifie, n’est-ce pas ? Les elfes sont répugnants, de viles créatures qui ne méritent rien de plus que du dédain. » – Anathema, l’humaine aux pouvoirs instables.


Dravograd, c’était le nom de la ville que vous aviez choisi, ou plutôt, que Gorgyr avait choisi pour que vous posiez vos valises. Il jugeait qu’emménager dans une cité serait probablement de meilleur augure que celui de rester dans les villages ou en marge de la société. Il était temps, selon lui, que tu découvres la réalité des rouages sociaux, de la vie dans un maelström de personnalités qui ne te donneraient que rarement la vérité au premier abord. C’était peut-être cruel, mis en perspective ainsi, mais c’était simplement un moyen pour lui de voir si tu étais capable d’être social, si tu étais capable de vivre auprès des humains ou s’il allait devoir t’inculquer la vie d’ermite, celle qu’il avait avant que tu ne viennes détruire une majorité de ses plans en déboulant dans sa vie. Tu n’avais pas véritablement voix au chapitre, alors tu avais accepté de rejoindre cette ville en plein cœur du royaume de Lyrie. Les hautes tours brunes couvraient une partie du ciel lorsque tes pas t’amenaient au plein cœur de la cité tandis que certaines tentures volaient au vent quand ce dernier se levait avec la journée. Tu te souvenais sans mal de votre arrivée aux portes de la ville, encore ouvertes mais gardées par des soldats lyriens portant fièrement les couleurs de leur patrie. Tu te souvenais d’avoir été ébloui par les rayons du soleil qui se reflétaient sur les briques rougeâtres qui couvraient les toitures des tours et des murs. Quelques temps après votre arrivée, Gorgyr vous trouva une maison, dans ce qui était la basse ville, réservée aux espèces et aux races non-humaines, là où la richesse de la ville ne se voyait pas, où la boue remplaçait les rues bien pavées et où les chaumières avaient des allures de dix siècles quand elles étaient aussi jeunes que les habitants qui logeaient à l’intérieur. La mélancolie remplaçait l’agitation effervescente qui animait les rues du marché et pourtant, il y avait un certain charme à ce qui paraissait comme la vitrine de la pauvreté. La maison dans laquelle vous logiez n’avait rien d’un château ou d’un manoir de riches, comme vous en aviez vu passé sur le chemin jusqu’ici, mais elle avait quelque chose, surtout après débarrassé les anciens meubles de leur couche massive de poussière. Elle n’avait vraiment rien d’extraordinaire, quelques pièces petites, quelques vieux meubles qui transpiraient la vieillesse du temps et des propriétaires auparavant mais c’était somme toute quelque chose de sympathique, qui ressemblait le plus possible à un foyer. Gorgyr trouva de quoi faire de l’entrée une échoppe ainsi qu’un vieux four pour pouvoir forger des armes, et votre quotidien était désormais installé, prêt à donner à ce temps un coup de fouet sollicité. Si, les premiers temps, Gorgyr te laissa faire plus ou moins ce que tu voulais – ce qui consistait, majoritairement, à découvrir la totalité de la ville – il ne tarda pourtant pas à te donner du travail. Tu devins, sans grand mal, son messager ou son coursier. Tu allais, de rues en rues, apporté les commandes qu’il forgeait dans l’acier pour les diverses imminences qui pouvaient habiter dans les hautes rues de la cité.

C’est également à ce moment précis que tu découvris tes doigts graciles, agiles pour ce qui était du larcin. C’était parfois quelque peu inconscient, par manque d’attention ou par maladresse que tu te retrouvais avec une pomme non payée entre les doigts mais bien vite, ça t’amusa, d’une certaine manière. Tu ne savais dire s’il s’agissait de toi ou d’une part de la personnalité de l’elfe dont tu avais pris l’apparence qui te poussa à cette kleptomanie régulière. Toutefois, tu en profitas, tant que ça ne faisait de mal à personne. Tu rejoignis alors une petite troupe éclectique qui s’amusait de larcins sur les pauvres et les riches de cette ville, volant parfois juste une bourse, un collier, un bracelet ou une bague pour quelques couronnes auprès du receleur des bas quartiers. Tu rencontras de nombreuses personnalités en faisant jeu de ceci, en t’amusant de quelques petits larcins, découvrant par ailleurs les joies des amitiés naissantes et des amours fleuris par cette même occasion, t’amusant à expérimenter tout ce qu’il était possible d’expérimenter en tant qu’être humanoïde et social que tu te devais d’être. Même lorsque tu revenais avec le cœur en miette le soir, Gorgyr te laissait faire, estimant qu’il n’était pas de son devoir que de te brider là-dessus, mais te laisser apprendre par toi-même les aléas de ce que pouvait être l’amitié, l’amour et, par extension, d’une certaine manière, tout ce qui était charnel, tout ce qui relevait du contact pur. Tu ne t’en formalisais guère à l’époque, jugeant que chaque expérience, même mauvaise, t’apprenait quelque chose, tandis qu’au fond, tu commençais à construire des barrières et que ta propre sexualité se développait sans que tu en sois réellement conscient. Toutefois, même avec un début de barrières et de protections vis-à-vis des êtres humains ou non-humains, tu ne te méfias pas de celle qui attrapa ton cœur entre ses mains comme s’il s’agissait d’une marionnette. Elle était fille de bonne famille, apprentie mage à Aretuza mais demeurait, la majorité du temps, dans la maison familiale à Dravograd avec un professeur particulier. Tu rencontras cette jeune femme, portant le nom d’Anathema, lors d’une course pour Gorgyr. Son père avait commandé des épées – pour une raison qui t’échappait – et tu te devais de délivrer la commande. Toutefois, au lieu de tomber sur le père ou un domestique, c’est sur la jeune fille que tu tombas. Tu te souvenais, encore aujourd’hui, avec aisance et perfection des contours de son visage et de chaque trait qui pouvait construire ce qui était pourtant devenu un cauchemar, ou un démon. Des boucles brunes qui allaient avec perfection avec des iris bleutés et des traits fins, pourtant durs, qui suivaient la lignée d’un corps qui avait probablement d’ores et déjà été retouché par la magie. Peu importe, au fond. Tu t’en fichais un peu. Tu devins rapidement ce que l’on pouvait considérer comme un ami pour elle, puis un amant, d’une certaine manière, et ce, dans le plus grand secret de sa famille. C’était au détour des ruelles, et des nuits claires que tu débarquais pour la voir, grimpant aisément aux murs pour pouvoir rejoindre sa fenêtre. Une amourette, peut-être pas, mais tu avais de réels sentiments pour elle. Peut-être pas des plus forts, mais tu aurais probablement donné ta vie pour elle, d’une certaine manière.

Tu aurais probablement dû te méfier, faire attention à ce que tu disais et peut-être que tout ce qui suivit ne serait jamais arrivé. Tu ne savais pas par quel enfer elle n’était pas au courant que tu étais un elfe, non pas que cela soit extrêmement visible aux premiers abords. Tes oreilles étaient cachées par tes cheveux noirs et contrairement à d’autres, elles n’étaient pas si proéminentes. Toutefois, elle ne l’avait pas su avant un moment, et à partir de ce moment-là, tout devint différent. Tu te retrouvas à ne plus vouloir aller chez elle, sachant bien que c’était un froid glacial qui t’attendait et une indifférence presque méphitique tant chaque mot qu’elle pouvait bien prononcer venait enfoncer une aiguille dans ton cœur. Alors, tu te décidas à prendre tes distances, reprenant plus contacts avec ce petit groupe de voleurs dans lequel tu étais un membre actif. Elle ne t’envoyait plus de missives, plus rien, plus de contacts et tu en déduis, sans aucun mal, que tout était probablement fini et qu’il était simplement temps de passer à autre chose. Néanmoins, dans ce monde, rien ne se passe sans aucun accroc, rien. Surtout quand on habite dans les bas-fonds d’une ville qui est bien plus marquée par le racisme qu’elle n’aime à le montrer. C’était le cas ici. Tu étais habitué à être quelque peu ennuyé par les gardes ou les humains de la haute ville, ce n’était jamais bien grave. Quand les pogroms éclataient, tu essayais de t’échapper, d’aider les quelques personnes sur ton chemin mais tu essayais de ne jamais finir dans l’un d’entre eux, sachant que ceux qui l’instauraient n’étaient jamais punis. Ils s’en sortaient toujours. Mais cette fois… Quand le pogrom éclata, tu étais en plein de dedans et tu reconnus, sans mal, le visage de celle qui était l’instigatrice des souffrances de biens des habitants des bas quartiers. Elle ne se salit pas les mains, au début, non. Tu la voyais bien, en retrait, jouant de quelques-uns de ses sorts pour maintenir la foule, pour maintenir le tout pendant que les coups pleuvaient, sur toi, sur les autres, sur tous ceux qui étaient présents. Tu sentais les coups de pieds dans les côtes qui signalaient la fin d’une multitude d’années de sérénité, les poings contre ton crâne qui annonçaient bien trop fort l’instabilité de ta conscience, les coups de cailloux dans tes jambes qui venaient souffler que tout ceci n’allait jamais se finir. Pendant quelques vagues secondes où tu te noyais entre conscience et inconscience, tout ceci se stoppa ; quelques secondes où tu essayas, presque vainement, de te relever un peu, réussissant l’exploit de t’appuyer sur tes deux bras tandis que le sang coulait de plusieurs plaies sur ton visage désormais tuméfié. Ce fut pourtant une main dans tes cheveux d’ébène qui releva ton attention, la portant sur cette femme en qui tu avais pourtant confiance qui désormais crachait tout son venin dans des paroles que tu peinais à comprendre. Elle lâcha tes cheveux pour glisser ses doigts sur les lèvres que ses comparses avaient divisés en deux tandis que ces derniers continuaient de maltraiter d’autres elfes, d’autres nains, d’autres humains pauvres. La dernière chose dont tu te souviens avec clarté avant que ton esprit ne te pousse à l’inconscience, ce sont ses lèvres sur les tiennes et la brûlure, fulgurante provenant de ton oreille droite, puis gauche, lorsque sa lame vint couper les pointes de tes oreilles d’elfe, ses lèvres t’empêchant de réveiller la douleur dans un cri étouffé. Son entreprise finie, il te sembla qu’elle lâcha ton visage pour te laisser retomber dans la boue, ton corps te poussant vers une inconscience salvatrice. Tu ne te souviens pas comment tu es rentré chez toi, comment tu t’es retrouvé dans ton lit, Gorgyr à ton chevet, les larmes aux yeux et la rage au ventre tandis que tu te renfermais dans un mutisme profond qui te poussa à te taire pendant quelques années après ça, à ne communiquer que par quelques mouvements. Non, il te fallut plusieurs semaines pour même accepter de sortir de la maison et, lorsque tu le fis, ce fut pour partir d’ici. Tu refusais d’y rester et pour cette même attaque, Gorgyr décida que partir était, là encore, une meilleure idée. La seule chose que tu gardas de cet épisode, ce fut les mots d’une femme qui n’était pas Anathema, des paroles souhaitant ta guérison, souhaitant que tu vives malgré tout, des paroles qui n’appartenaient à aucune voix, aucun visage, que tu pouvais connaître.

cœur de puma


« Hey bonhomme ! T’gères bien le lance pierre ! Montre moi ça ! T’sais grimper aux murs ? aux arbres aussi ? ‘tain ! Viens, faut qu’tu t’enrôles, t’seras utiles ! » – Elsekior, le chien errant.


Le silence, le manque de parole, un concept bien plus tangible qu’il n’en paraît quand on le croise, aux premiers abords. Tu testas cette théorie, cette tangibilité du silence pendant des mois, en n’usant que de gestes et de mots gribouillés sur le papier. Tu n’avais plus envie de parler, tu n’avais plus envie de t’exprimer, de laisser tes paroles guider tes pensées, tu ne voulais plus entendre parler de ta parole, tu ne voulais plus palabrer. Non. Quelque chose s’était définitivement éteins, en ton sein, quelque chose qui ne se réparerait pas avant quelques mois. Alors, tu restas silencieux. Les voyages que tu avais entrepris par le passé avec Gorgyr résonnaient encore de la mélodie de tes blagues innocentes, de tes mésaventures lorsque le reptile avait le dos tourné, et celui que vous prirent en direction des villages de ces terres fut ponctué de ton silence et des tentatives maladroites de Gorgyr de t’arracher quelques minces syllabes. Même en arrivant dans le village, loin de la putréfaction de la ville que vous aviez quitté, tu demeuras, pendant un temps, silencieux. Tu jouais avec les enfants, tu aidais les paysans et les autres habitants dans un silence confortable pour toi, désagréable pour eux quand bien même tu souriais avec cette jovialité qui était la tienne. Ce n’est que lorsqu’un couple apparut aux abords du village pour s’y installer que ton comportement sembla se débloquer, petit à petit. C’était un couple d’elfes, des artistes dans l’âme qui te portèrent dans leur monde en quelques coups de pinceaux. La femme t’apprit à peindre, à utiliser les pigments colorés pour dépeindre ce que tu n’arrivais plus à exprimer avec des mots, une peinture cathartique qui te permettait de voir différemment les choses, de les dissocier avec plus d’aisance. Toutefois, ce fut l’homme qui te guida vers quelque chose qui débloqua tout, dans un mouvement gracile d’un archet. Elle te donna un instrument, une vièle en bois d’acajou, et te le laissa, pour quelques heures, pour que tu découvres la chose par toi-même. Et c’est ce que tu fis. Au moment de son départ, tu te retrouvas dans la pièce, seul, avec pour seul compagnon cet instrument que tu ne savais utiliser, que tu ne comprenais qu’à peine et qui, pourtant, t’apprit énormément. Lorsqu’elle rentra, le soir, c’était pour te retrouver, à la même place, l’instrument entre les doigts, à essayer de lui tirer de jolies notes, de jolies sonorités, le bout de tes phalanges en sang à force d’user d’eux sur les cordes rêches. Suite à ça, elle t’apprit à user de tous les instruments qu’elle connaissait : vièle à archet, luth, mandoline, harpe et flûte, te permettant également de découvrir que tu étais ce que l’on pouvait considérer comme un génie musical. Lorsque ta voix revint, après des mois d’un silence qui s’éternisait jusqu’à croire que tu étais devenu muet, elle t’apprit à user de ta voix. C’était plus capricieux que l’apprentissage des instruments, plus difficile, mais c’était ta timidité qui t’empêchait de laisser s’échapper les notes de ton coffre, c’était ton mutisme qui avait rendu difficile la possibilité de chanter comme tu l’aurais fait par le passé. Tu tenais entre tes doigts des clés dont tu ne savais que faire mais que tu usais dans le simple but de t’aider et surtout, et même par-dessus tout, aider les autres. Il n’y avait plus grand-chose d’autre qui comptait si ce n’était ça.

Tu passas une bonne quinzaine d’années à perfectionner tes prises, à découvrir le bonheur de jouer, de redécouvrir ta vie sous un autre prisme, abandonnant mutisme et peur sensible d’être pris en traitre. Tu laissais les autres t’approches avec un peu plus d’aisance, tu laissais tes barrières de côté, tu redevenais l’être social que tu avais toujours été jusqu’à ne pas hésiter une seule seconde à prendre dans tes bras celle qui devint la femme du reptile. Tu changeas du tout au tout, comme si tu avais pris un virage à 180° dans ton comportement, dans ton mutisme pour t’en échapper et redevenir celui que ton paternel avait appris à connaître avec une certaine allégresse. C’était également pour cette raison que tu arrivas, avec plus d’aisance, à construire ton génie musicale – c’est ce qu’ils disaient – et à devenir polyvalent de tous les instruments que tu touchais. Toutefois, le plus grand tournant fut celui où tu t’accordas à penser qu’il était temps pour toi de prendre ton chemin, le tiens et de ne pas suivre celui de ton reptilien père. Alors, tu installas la selle sur un cheval que l’on te donna, et après des au revoir bien plus émouvants que tu n’aurais voulu qu’ils soient, tu commenças un bout de chemin, en direction de la ville, là où tu savais que tu trouverais un groupe qui pouvait t’aider à tracer ta route : les chiens de Spalla. Et tu les rejoignis, pour quelques années, faisant usage de tes talents de lancer au lance-pierre et de voleur, masquant au mieux le fait que tu étais un monstre, restant dans l’ombre la majorité du temps, même si tu t’attirais sans mal les amitiés de biens des membres de même que le courroux d’autres qui marquèrent ton comportement, ta perception de bien des gens. Après tout, c’était peut-être un groupe de marginaux, le racisme planait toujours dans les troupes, même auprès de ceux qui dénigraient la discrimination. Tu appris à connaître les croche-pieds, les accolades non souhaitées, les attouchements non voulus, les remarques parfois acerbes et parfois blessantes de certains ainsi que les mouvements qui te faisaient tomber. Ce n’était pas grave, tu passais au-dessus. Tu suivais le groupe, tu découvrais du pays, dépassant les frontières de Rivie et de Lyrie, et c’était ça qui te plaisait, en plus de l’esprit amical que tu pouvais avoir avec certains. Néanmoins, tu pourrais probablement passer des heures à raconter les nombreuses mésaventures qui te tombèrent dessus durant ce temps, mais il y en a une qui te marqua et qui te poussa, à quitter le groupe sans un remord, sans un regard en arrière. Après tout, tu passas de magnifiques moments avec eux, tu en profitas avec légèreté et tu ne pouvais pas être plus agréablement surpris de cette tournure de ta vie mais… Malgré cela, il en demeurait des comportements que tu ne pouvais tolérer, que tu ne comprenais pas, et ce fut ce qui se passa lors d’une de vos escales en Aedirn. Tu ne te souvenais plus exactement du nom de la ville mais tu te souvenais avec une exactitude presque féérique de tout ce qu’il se passa à ce moment-là. Vous vous étiez arrêtez dans une auberge pour la soirée et la nuit, et tu te souvenais d’avoir vu un homme avec la peau mate et des yeux aussi acidulés que des citrons, qui faisait des négociations avec le tavernier. Il parlait avec un accent plus ou moins étrange, et il ne tarda pas à jurer en voyant qu’il n’y avait rien qu’il pouvait faire pour sa vente. Tu te souviens d’avoir quitté le groupe pour le suivre quand il s’échappa de la taverne, et aujourd’hui, tu te dis que tu aurais dû te tenir à ta place, ne pas bouger. Tu le retrouvas en bordure de la ville, près d’une caravane qui devait être la sienne et de laquelle s’échappait de légers grognements ainsi qu’un ronronnement volubile. L’homme – qui s’avérait être de Kovir, par ses dires – te repéra, et ne tarda pas à te faire venir, ayant bien compris que c’était par curiosité que tu étais venu ici. Il te montra les bouteilles d’alcools étrangers qu’il essayait de vendre – vainement – au tavernier ainsi que les bijoux qu’il tenta de vendra à un orfèvre du coin, sans succès là également. Tu aurais voulu lui en acheter, pour qu’il puisse repartir aussitôt, mais tu n’avais pas l’ombre d’une couronne pour ne serait-ce que te payer un quart d’un produit. C’est quand les ronrons s’intensifièrent que le marchand se décida à te montrer qui faisait son bonhomme de chemin avec lui, et c’était avec une drôle de surprise que tu découvris un animal que tu n’avais jamais vu jusqu’alors, fieffée représentante d’une race félidé, une femelle, qui était attachée à l’aide d’un collier et d’une chaîne mais qui n’entravait nullement ses mouvements dans la caravane. Une créature dont le poil brillait par ses reflets grisâtres et dont les iris émeraude s’échappaient comme des piles astrales de son visage. Elle était belle, et malgré les paroles du marchand, tu n’hésitas qu’à peine pour tendre ta main avant de caresser son poil, de laisser glisser tes doigts dans la fourrure légère qu’elle arborait avec la fierté du grand félin qu’elle était. Tu passas plusieurs dizaines de minutes à découvrir sous toutes les coutures l’animal que tu n’allais probablement plus jamais voir d’ici le lendemain. Tu aurais largement pu avoir cette envie, normale, de te défiler quand elle montra ces crocs mais tu n’en démordis pas et tu en profitas, allègrement, souhaitant imprimer dans ta mémoire cette forme animalière qui te fascinait dès lors que tu avais posé les yeux sur elle, et tu ne pouvais t’empêcher d’imaginer la prendre, si jamais l’envie te prenait, à un moment comme à un autre. D’autant qu’elle ne semblait pas sauvage et qu’en ce sens, elle ne réveillerait pas d’instincts de chasseur ou de tueur, ce qui était une bonne chose à tes yeux. Tu aurais probablement pu rester des heures si tu avais voulu, mais les voix brouillons de certains ‘’camarades’’ des chiens de Spalla attira ton attention et tu sus, dès l’instant où tu les reconnus, que cette histoire finirait mal, et tu avais raison. Tu oubliais, bien trop souvent, que s’il y avait des personnalités agréables et non dangereuses dans le groupe, il y en avait qui aimait bien trop le sadisme, et c’est ce qui se passa ce soir-là. Certains s’étaient retrouvés à dépouiller le marchand tandis que d’autres le tenait pour qu’il n’empêche rien, de même que certains t’avaient exclus de leur affaire pour que tu n’interfères pas, et surtout… Pour que tu ne les empêches pas de tuer la tigresse, chose qu’ils firent sans le moindre remord, avec un sadisme qui te marqua à vie, autant pour les images que pour les grognements de l’animal qu’ils laissèrent pour morte. Tu passas les derniers instants du puma avec elle et le marchand, après que les membres soient partis, en ricanant, les mains remplies d’objets en tout genre appartenant à l’homme. Le lendemain, tu quittais les chiens de Spalla sans plus de cérémonie, prenant tes affaires pour prendre une autre route, loin de cette vision que tu ne pouvais tolérer, malgré ta gentillesse naturelle. Tu décidas de garder la forme de l’animal dans le creux de ton crâne et tu l’essayas, à plusieurs reprises, de la même manière dont on enfile un manteau, lorsque tu commenças un nouveau périple. Un nouveau périple qui t’amena sur les terres déchirées de la Temeria, là où la Catriona venait de passer et où la guerre faisait rage. Tu ne laissais dans ton sillage aucunes traces de ton passage invisible, comme une ombre parcourant ses terres en passant de rochers en rochers, d’arbres en arbres dans le but d’être éternellement invisible aux yeux des autres, de ne gêner ni les malades ni les soldats qui semblaient partis dans une guerre interminable pour un morceau de terrain de plus.

Tes pas t’amenèrent alors en Ellander, une petite principauté qui se trouvait non loin de Wyzima, et c’est sous les coups d’une fièvre catastrophique que tu te retrouvas au temple de Melitele tenu par Mère Neneke. Tu étais loin des symptômes de la Catriona, mais tu n’étais pas non plus dans le meilleur des états, ton corps ayant subi la fatigue des journées de marche, le manque de nourriture – le gibier repoussé dans ses derniers retranchements par la guerre – et le mauvais temps nordien. Tu restas au temple le temps de guérir complètement, de donner du temps à ton corps pour qu’il reprenne les forces dont il avait besoin, mais tu restas un peu plus que de raison également, pour aider les prêtresses et les apprentis qui sillonnaient les couloirs du cloître. Tu déambulais de personnes en personnes, que ce soit pour apporter les élixirs et autres médicaments ou pour rapporter les ouvrages à la bibliothèque du temps ou encore pour aider à nettoyer les linges sales de même que l’on t’apprit à perfectionner ton écriture et ta lecture de façon à ce que tu sois paré à endosser ta vocation de barde. Une vocation que tu laissais aller ici en interprétant divers morceaux une fois la nuit tombée, dans le secret de la salle à manger du cloître, devant les quelques prêtresses encore debout. Toutefois, tu ne pouvais rester ici éternellement, même si tu te plaisais, et ça, ils te le firent comprendre sans détour et sans méchanceté. Tu n’avais pour vocation d’être apprenti prêtre ou d’être médecin et en ce sens, tu n’avais rien qui te reliait ici si ce n’est ton besoin et ton envie d’aider les autres en donnant de ta personne, autant que tu le pouvais. Mais ils avaient raison : tu ne pouvais rester ici, ce n’était pas ta place, surtout avec la guerre qui devenait une constante inévitable et qu’à mesure que le temps passait, le temple devenait un refuge pour blessés. Tu ne pouvais rester là, et c’est pour ça qu’à nouveau, tu pris la clé des champs, repartant sur les routes bien plus revigoré que lorsque tu avais quitté tes compagnons chiens. Tu te décidas à quitter Ellander pour pouvoir revenir là où Gorgyr était censé habiter, encore et toujours, parce que tu voulais prendre un temps de pause avant de repartir à la découverte de nouveaux horizons. C’est alors armé de tes instruments que tu passas de caravanes en caravanes, jouant des mélodies aussi mélancoliques que joyeuses sur le trajet, dans le seul but de retourner chez toi. Mais ce fut une certaine tristesse qui t’emporta au retour dans ce village décimé autant par la guerre et le passage des envahisseurs du sud que par la maladie qui était arrivée en même temps que ces derniers. Tu trouvas les anciennes maisons pittoresques sous formes de ruines rachitiques tombant presque en lambeaux, des panneaux annonçant les nouvelles lois en vigueur ainsi que la présence méphitique de ses soldats d’armure noire et dorée. Toutefois, si une partie du village fut décimé, il en demeurait une autre et parmi celle-ci, ton paternel, réquisitionné par l’armée du sud pour s’occuper des armes et autres choses des bataillons qui se battaient plus au nord. Seulement, il était malade. Tu pouvais voir que ses yeux s’éteignaient de jour en jour, perdant un peu plus de leur lumière à chaque levé du jour, à chaque descente de la lune sur l’horizon. Les Nilfgaardiens n’aidaient en rien en lui rajoutant toujours plus de travail que tu essayais, au mieux, de lui décharger. Toutefois, tu avais vu ses symptômes là, tu avais vu cette maladie là au temple, et tu savais mieux que quiconque dans ce village que si Gorgyr restait ici, il allait périr ici, et qu’à ce rythme, même son essence de dragon allait dépérir de jour en jour. Cependant, il refusait de partir. Il avait enterré son épouse quelques mois avant ton retour et il refusait de quitter ce qui semblait être leur nid, et quand bien même tu le poussais à considérer la question, tu te heurtais à un mur qui paraissait bien décidé à mourir ici, qu’importe les conséquences. Alors, tu fis la seule chose que tu pouvais faire : tu t’occupas de lui au mieux que tu le pouvais, passant des nuits presque entières à son chevet, à veiller sur son sommeil comme il l’avait fait pour toi des années auparavant. Tu veillais à ce qu’il mange, qu’il boit, qu’il prenne ce qui pouvait être utilisé comme médicaments, tu veillais à ce qu’il tienne et que peut-être, peut-être, il se rétablisse un jour. Ce ne fut cependant jamais le cas. Un matin, il ne se réveilla pas, ces yeux demeurant clos tandis que sa poitrine refusait de bouger, sa peau devenant de plus en plus froide à mesure que les minutes passaient. Une image difficile à avaler pour toi, difficile à comprendre et à digérer tant il était difficile pour toi de voir ton père adoptif mourir sous tes yeux sans que tu puisses faire quoi que ce soit de plus pour l’aider. C’était trop tard, tu étais arrivé trop tard. La maladie avait gagnée et tu avais perdu. Tu trouvas son testament, quelques jours plus tard, une lettre griffonnée à la va-vite sur laquelle des tâches humides indiquaient la présence de larmes coulées en même temps que l’encre qui servit à écrire les lettres instables d’un homme dont la maladie rongeait déjà les pores. Mais tu savais ce qu’il te restait à faire : partir pour Mahakam pour entretenir le dernier souhait d’un dragon qui, selon ses dires, avait déjà vécu bien assez longtemps et qui souhaitait, désormais, dormir sur les terres qui l’avaient hébergé pendant tant d’années avant votre rencontre.

cœur d’oiseau


« Jeune homme, il fait froid, je le sais mais tu dois partir. Les.. Les elfes ne sont pas les bienvenues ici, tu le sais, n’est-ce pas ? Mahakam est neutre, mais.. Oui. Va à Novigrad, tu trouveras de quoi vivre de belles aventures par là-bas, j’en suis persuadée. Oh, jeune homme ! N’oublie pas une chose : ton père serait fier de toi, toujours. Je suis sûre qu’il t’aimait, énormément, alors, n’oublie jamais ce qu’il t’a appris. » – Menegilda, la naine de Mahakam.


Le froid battait contre tes oreilles, t’obligeant à garder ta tête basse, à veiller à ce que tes vêtements te couvrent suffisamment pour que les filets du blizzard ne glissent pas entre les mailles et viennent attaquer ton épiderme. Tu déposais la statuette de Melitele, celle que tu avais confectionnée un peu avant la mort de l’homme, à côté de la tombe, à côté d’une bougie que tu avais allumée avant que le vent ne se lève. Tu avais repris ta forme humaine depuis quelques instants, maintenant, et tu ne pouvais bouger ton regard de cette pierre tombale faite dans le plus simple des atours sur laquelle tu avais déposé une couronne de fleurs confectionnée pendant le voyage jusqu’ici. Tu fermais doucement les yeux, récitant une prière qu’il t’avait appris, une prière naine et quand tu rouvris les yeux, tu n’étais plus seul. Une femme, naine, se trouvait non loin de là, avec deux autres nains, des miniers à en juger par leur équipement, t’observant curieusement du chemin où ils étaient alors que tu étais excentré de celui-ci. Tu ne savais même plus ce que tu attendais à ce stade, tu ne savais pas ce que tu voulais, tu ne savais pas où tu souhaitais aller, tu ne savais juste plus quoi faire. Tu avais perdu le pilier solide qui avait maintenu ta vie à flot pendant des années et maintenant que tu contemplais ta vie, tu ne savais guère plus quoi en faire. Tu avais de nombreuses possibilités, tu le savais, mais tu ne savais pas si tu avais envie d’en prendre ne serait-ce qu’une seule ? Est-ce que cela valait le coup, au final ? Est-ce que tu avais les tripes pour prendre un nouveau chemin, malgré l’angoisse sinueuse qui te hérissait le poil et tu poussais à croire que tu pourrais encore tomber sur pire que ce que tu avais pu vivre auparavant. Tu savais que ce que tu avais vécu était moindre par rapport à d’autres, que tu n’étais pas le plus à plaindre, bien évidemment, mais il y avait cette crainte sourde que cette fois-ci, tu n’aurais pas de filet de sauvetage si jamais il t’arrivait malheur et que tu devais battre retraite ailleurs, dans un refuge dont tu étais le seul connaisseur. Il n’y avait plus rien si ce n’est une solitude bien tranchante qui te poussait à peut-être te résigner, à repousser la vie pour ce qui t’avait attiré dans les heures les plus sombres du spectrum de ton existence. Tu avais envie de sourire, encore et toujours, de donner à la vie la claque qu’elle méritait à force de t’avoir poussé dans tes derniers retranchements à de trop nombreuses reprises. Tu voulais lui rendre la monnaie de sa pièce et lui prouver que malgré tout, tu pouvais encore te tenir debout, mais en étais-tu seulement capable ? Etait-ce seulement faisable ? Est-ce que tes jambes supporteraient encore ton corps quand tu n’avais visiblement plus l’armure qui t’avait maintenu debout à tant de reprises ? Tu n’en savais rien, et tu ne savais pas si tu avais envie de le savoir, et quand tu observais cette pierre tombale, tu te demandais si toi aussi, tu n’avais peut-être pas suffisamment vécu ? Tu savais que pour cette pensée, le vieil homme t’aurait mis une claque derrière la tête avant de te pousser à sortir et d’aller faire autre chose que de ressasser des idées plus noires les unes que les autres. Cette pensée eut le mérite de t’arracher un sourire bien vite brisé par un hoquet de sanglot que tu essayas de réduire au silence en plaquant ta main contre tes lèvres. Le deuil était quelque chose que tu n’avais jamais eu à vivre de cette manière et tu ne savais pas comment tu étais supposé ne pas tomber dans une spirale asthénique puisque tout semblait prêt à t’absorber dans ces abysses.

Tu te souvenais de cette main, douce, chaleureuse, contre ton dos alors que tu fondais dans un sanglot mortifère qui arrachait à la montagne son silence habituel. Cette main que tu aurais pu méprendre pour le fantôme de celui qui était ton paternel mais qui appartenait à la naine qui était apparue et qui, tu venais de t’en rendre compte, murmurait également des paroles naines que tu ne comprenais pas parce que Gorgyr n’avait jamais jugé utile de t’apprendre leur langage natal. Les miniers qui étaient apparus s’étaient également lancés dans cette mélopée douce et pourtant gorgée d’une mélancolie qui ne ressemblait pas aux nains que l’on dépeignait dans les ouvrages et les histoires. Toutefois, tu te sentais mieux, à attendre ces paroles bercées par la gentillesse de créatures que tu ne connaissais ni d’Adam ni d’Eve. Bientôt, tes sanglots se turent pour ne laisser place qu’à quelques souffles légèrement rauques que tu échappais dans le but de reprendre un peu ta respiration et du coin de l’œil, tu pouvais voir les miniers reprendre leur route, te laissant seul avec cette naine aux traits particulièrement doux pour une race qui était connue pour ces traits plus sévères. Mais ce n’était pas le cas de celle-ci qui te regardait avec une forme de douceur que tu n’avais pas retrouvé dans les yeux de quiconque depuis bien longtemps et qui réussissait à te calmer en quelques instants, à apaiser le tumulte qui semblait prendre racine dans ta plus grande tristesse actuelle. Elle te parla, pendant quelques minutes, de la montagne, des nains, comme pour te faire échapper au sujet qui t’avait amené ici, dans ces montagnes, avant de te dire la cruelle réalité de la chose : tu devais partir. Tu étais un elfe, et on pouvait aisément te méprendre pour un scoia’tael, et bien que les montagnes fussent un terrain neutre pour bien des espèces, les elfes demeuraient les antagonistes des nains et ils n’étaient que rarement les bienvenues. Tu le savais, bien évidemment, mais tu avais cette tendance à oublier ta propre condition, et maintenant que tu étais confronté au fait : tu devais t’en aller. Elle te donna des indications, te poussa à partir pour la seule ville qui serait à même de te faire construire un nouveau départ en bonne et due forme : Novigrad. Elle te donna même le nom d’un nain qu’elle connaissait et qui habitait là-bas, qui serait à même de t’aider à t’installer et à prendre tes marques dans une ville encore inconnue, que tu ne connaissais de nom, que grâce aux ouvrages que Gorgyr t’avait fait lire pour ton éducation. Dans tous les cas, il était temps pour toi de prendre le large et c’est ce que tu fis, après un dernier coup d’œil à cette tombe plantée au milieu de la neige et des montagnes, attrapant la bride de la mule de ta main avant d’entamer ce long voyage jusqu’à la cité qui était dite libre.

Cela fait désormais un moment que tu as bâtis ton avenir à Novigrad, si bien que tu en as fragmentairement perdu le compte. Tu te souviens toutefois d’avoir trouvé le nain de Novigrad et que celui-ci t’aida à te faire un petit pécule avec quelques petits travaux peu contraignants, qu’il te poussa à rencontrer les divers taverniers afin que tu puisses te faire un petit nom ci et là dans la ville mais également à rencontrer Surin qui te donna du travail en tant que voleur. Il te donna toutes les bonnes adresses et celles à éviter, dont celle de feu Sigismund Dijsktra et Francis Bedlam – ainsi que le feu Eternel, mais ce n’était guère à mentionner. Il t’aida, pendant quelques mois, à te créer une vie ici jusqu’à t’aider à rénover la petite maison que tu possèdes – dans le seul but de poser tes affaires – à Brunwich, à quelques heures de Novigrad. Tu le croises encore de temps à autres, notamment quand tu écumes les tavernes en quête de travail ou de quelqu’un à qui tu peux apporter ton aide, et tu n’hésites guère à l’aider quand besoin il a. La vie à Novigrad est devenue fatalement différente de tout ce que tu avais bien pu vivre auparavant et si, aujourd’hui, ton cœur rêve toujours de partir à la découverte des autres coins du continent, tu te contentes sans trop de mal de la vie que tu peux avoir ici. D’une certaine manière, la vie ne fut pas toujours rose, et elle ne le sera jamais. Il y a des jours où tu n’arrives qu’à peine à te loger pour la nuit – même si au fond, ça ne te gêne pas de dormir à la belle étoile – et il y a des nuits que tu préférerais oublier, mais au final… Ce n’est pas si mal, et tu t’en contentes allégrement, sachant très bien qu’ici plutôt qu’ailleurs, il y aura toujours quelqu’un à aider et au fond, c’est ce que tu cherches le plus. Tu n’as pas pu sauver tous ceux que tu aurais voulu, mais ici, tu peux faire quelque chose, tu peux aider, tu peux être utile. Novigrad n’est plus seulement une destination par dépit mais bien une ville que tu apprécies malgré les horreurs qui ont pu s’y passer, notamment avec la nuit des monstres à laquelle tu as malheureuse participé. Toutefois, pour ce qui est de cet événement, tu n’en as que peu de souvenirs, ton esprit ayant fermé ta mémoire et l’ayant bloquée pour une raison qui demeure inconnue ; tes seuls souvenirs étant celui d’être face à de nombreuses portes de personnes auxquelles tu tiens, seul, ainsi que celui de toi, chez toi, enfoncé dans ton baquet à essayer d’effacer des traces de sang que tu ne savais si elle venait de toi ou de quelqu’un d’autre. Toutefois, tu essayes avec une vigueur et une force méconnue, de faire abstraction de tout ce qui un jour essaya de te plomber faire le fond pour te concentrer sur la réalité de ce que tu peux faire, sur ce qui t’anime avec une passion presque débordante. Tu joues, tu chantes, tu danses, tu aides les autres, et c’est tout ce qui importe, au fond. Il t’arrive parfois d’être plongé dans des rêves lucides où tu t’imagines dans des lieux où tu n’as jamais mis les pieds et dont les paysages sont diamétralement différents de ceux que tu as connu sans être véritablement capable de pouvoir mettre une identité sur ce qui les provoque et les crée. De même, il t’arrive parfois de reprendre cette forme de jeune fille, pour quelques minutes, rien que pour lui donner un brin de vie qu’elle n’a plus depuis bien longtemps maintenant, pour lui insuffler de la vie pour quelques instants et lui faire un hommage dont toi-seul connaît le secret. Ta vie est à ton image, nuageuse et brouillonne, mais agrémenté de la beauté de rires et de sourires solaires, avec cette volonté naturelle de pouvoir faire quelque chose de tes dix doigts pour les autres.

« Nuage ! J’ai eu l’idée du siècle ! On est tous les deux bardes de métier et de vocation, n’est-ce pas ? Pourquoi ne pas surprendre tout le monde et chanter ensemble pour la représentation de ce soir ? On partage les gains, mais surtout… On partage un super moment et on surprend la foule ! » – Danäan, la barde de Novigrad.