R é c i t   d ' u n e    v i e   e n   19,9   i n v e n t i o n s

1. Le générateur à douceur : À première vue, rien d'autre qu'un fauteuil parfaitement normal, particulièrement confortable. À la seconde où l'on s'y assoit, de doux bras matelassés viennent nous entourer. Il est également équipé d'une manivelle pour hausser les accoudoirs et reposes-pieds à la bonne hauteur. Gynvael s'en servait beaucoup lorsque ses parents étaient trop occupés par leurs travaux pour se soucier d'elle, ou entre deux leçons magiques qui lui donnaient l'impression que ses oreilles pointues évoquaient davantage celles d'un âne que d'une elfe. Cette invention restera secrète, ne sera jamais vendue, siège toujours poussiéreuse au fond d'une pièce, vestige d'un passé solitaire oublié de tous.

2. Sûrement sa vraie première invention reconnue : la poupée qui rêve d'amour. Une simple demoiselle en chiffons qui n'intéressait personne au premier abord mais finissait par fasciner lorsqu'on la regardait dans ses grands yeux. Une luciole était emprisonnée à l'intérieur. Un peu cruel il est vrai, mais la pauvrette permettait de diffuser continuellement de la lumière dansante dans les yeux du jouet. Ce dernier a terminé sa vie entre les mains de son fils, qu'il a depuis bien longtemps délaissé pour d'autres poupées plus vivantes. Ce jouet, il donnait l'impression de vouloir aimer, de vouloir vivre enfin, d'espérer toujours plus. Peut-être d'abandonner la magie qui coulait soit disant dans ses veines au profit d'un établi de bricoleur. Mais cette poupée espérait en vain, elle hurlait en silence.

3. Un distributeur à paroles encourageantes. Personne n'a jamais vraiment compris comment ça marchait, ce truc là. Un simple bloc, sans fioriture, en bois, qui lorsque l'on pose sa main à sa surface distribue paroles bienveillantes à tour de bras. Et personnalisées en plus de ça. Cet objet trouvait les mots justes, toujours, pour tout le monde. C'était bien supérieur à la magie, et ses imbéciles de parents commencèrent à le comprendre. Le travail de Gynvael fut enfin reconnu, elle eut le droit de pratiquer sa passion en toute liberté alors qu'elle devait se cacher auparavant. La magie ne restait pourtant pas une option et l'insolente commençait par bonheur à y prendre gout.

4. Première création mêlant magie et mécanique. Nettoyeur de sol détraqué, complètement aliéné qui au lieu de balayer où il le devait, s'attaquait volontiers aux plafonds, aux murs, aux gens. Elle fut contrainte de l'enfermer, même si cela lui brisa le cœur de mettre au placard une de ses œuvres. Heureusement, en bonne bricoleuse qu'elle était ce cœur fut rapidement retapé. Deux yeux bleus glacés hantaient continuellement son esprit, elle n'osait les approcher.

5. Il lui fallait revenir aux bases, au tout début, à ce par quoi elle avait commencé. C'est pour cette raison qu'elle créa : le xylophone enchanté, qui n'avait vraiment rien d'enchanté. Un instrument en cristal qui ne fonctionnait qu'une fois que l'on frappait les touches avec une fleur spéciale, sans épine, parfaitement douce. Un son mélodieux qui transcendait chaque être vivant et apaisait les esprits les plus agités, les terreurs nocturnes et ce au moyen d'un savant mécanisme.

6. Elle s’essaya à la botanique un temps après cela, cultiva de nombreuses plantes et s'aida de sa magie à plusieurs reprises. De nouvelles fleurs naquirent de ses expériences, et fanaient la seconde où elles quittaient leurs pots. Déception sur déception, Gynvael inventa l'arrosage automatique qui se déclenchait lorsqu'elle claquait des doigts, même à distance. Elle ne voulait plus s'occuper de ces plantes mais n'était pas assez cruelle pour les laisser mourir.

7. Un de ces célèbres automates, la toupie volante. Elle avait toujours voulu voler, Gynvael. Alors elle faisait régulièrement des essais et s'envola l'espace de quelques minutes dans ce gigantesque appareil aux allures d’assiettes, entièrement fait de plumes et de bois. Elle avait cru que le vent la porterait jusqu'au sommet du monde, elle n'avait réussi qu'à percer le toit de l’elfe aux yeux bleus glacés.  

8.  Nouvel essai mêlant la magie à ses inventions, la licorne automate demandeuse en mariage. Elle l'avait installée aux pieds du lit et l'avait laissé faire tout le boulot pour elle, et ça avait fonctionné. Faut dire que la danse de cette licorne était vraiment très convaincante, et en plus elle crachait des joyaux de toutes sortes. C'était tôt pour se lier à vie à un homme, mais il était le seul à ne pas la regarder comme une folle, une marginale, une idiote. Les yeux bleus ne l'avaient jamais quittée.

9. La rose en cristal : rien qu'une simple rose, parfaitement translucide, qui fleurit en fonction des émotions de celui qui la tient. Elle ne fanait pas souvent à l'époque, dommage qu'elle soit indestructible, Gynvael aurait tant aimé pouvoir s'en débarrasser.

10. Un berceau répondant à tous les besoins du nouveau venu avant même qu'il n'ait pensé le vouloir. C'était rapide, au moyen de bras télémécaniques englobés de fourrure blanche, pour éviter tout accident potentiel. Ah, si seulement il avait pu la rassurer ce berceau elle aussi. Seulement plus aucune de ses inventions ne permettait un tel miracle, pas même son fameux distributeur. L'angoisse demeurait, à raison.

11. Les mauvaises langues disaient qu'elle n'était pas faite pour être mère, elle les croyait. Une série incroyable de jouets tous plus incroyables les uns que les autres naquirent des ateliers de Gynvael. Elle reprit la botanique et inventa une plante nourrice, meilleure amie de son rejeton et particulièrement affectueuse. Elle ne voulait pas qu'il se sente seule, elle n'avait rien compris.

12. Le temps passait vite, trop vite pour qu'elle ne puisse rattraper ces années passées à hésiter, à trouver la bonne manière de s'occuper d'un enfant. Elle voulait inventer une machine à remonter le temps, elle n'a réussi qu'à en créer une pour revivre ses souvenirs. Une simple surface de glace qu'il suffisait de regarder intensément pour remonter le temps, du moins pour quelques courts instants.

13. Les jouets se succédèrent une nouvelle fois quand l'idée d'une création se modelant au désir de l'enfant fit son bout de chemin dans sa tête. Après quelques doigts brisés et quelques soupirs poussés, une boite rectangulaire offrait plus de 88 possibilités de combinaisons. Elle décida après cette invention de se spécialiser dans les jouets, quand bien même c'était déjà le cas avant.

14. Drame éternel, abomination de la vie, ironie du destin, décès de l'époux. Effondrement, pleurs, cris, hystérie. Ses créations suivant l'incident sont ratées, sombres, bien différentes de ce dont l'inventrice habituait ses clients. Elle essaie la peinture, combat les cauchemars avec un pinceau dans la main, ne parvient à rien.

15. Un miroir malveillant, qui montre toujours ce qu'il y a de pire en ceux qui le regardent.

16. De nouveau des jouets, plus pour son fils mais pour les autres. Elle décide de se consacrer aux autres, a mis sa vie de côté depuis bien longtemps, ses douleurs à la corbeille. Elle invente une paire d'ailes à attacher au dos des mouflets, et ça fonctionne. Sa magie se réveille, n'a jamais été aussi pure, à croire que la détresse la filtre. La nouvelle invention de l'elfe brise autant de couples que de foyers, et elle doit avouer qu'elle en rit beaucoup.

17. Le globe et les lunettes visionnaires : un globe doré, qui une fois posé sur un doigt permet de voir l'avenir. Il vient rejoindre le balai agresseur d'elfes, Gynvael manque de sombrer dans la folie en l'essayant. Les images qu'elle a pu apercevoir l'ont terrifiées, elle refuse de sortir cette horreur du placard, encore moins d'envisager de la commercialiser. Les lunettes qu'elle invente par la suite permettent simplement de voir à travers les vêtements des autres, c'est beaucoup plus amusant.

18. Un château en boite : qui se range selon ses envies et se déplie avec la même facilité. C'est tout ce qu'elle emportera à son départ, ça et (presque) toutes ses inventions enfermées à l'intérieur. Cela pouvait semblait peu, ça ne l'était pas vraiment.

19. Elle crée une amulette magique qu'elle offre à son fils, censée lui apporter protection et sérénité. Il la brise sur le sol froid, tout gonflé d'orgueil masculin, prétendant s'être fait tout seul, toujours blessé par la mort du paternel. Gynvael l'accepte, des cristaux coulent le long de ses joues.

19.9. Le bonheur. C'est en cours de recherche, un jour elle parviendra à le créer.

Elle flotte au dessus des autres, Gynvael. À ses yeux, rien n'a d'importance, tout n'est qu'un immense plateau de jeu, une vaste blague. Elle se moque silencieusement de ceux qui pensent compter, de ceux qui pensent contrôler leurs destinées. Elle se moque beaucoup, derrière ses airs de folle à liée détachée de tout. Elle en a des avis, sur de nombreux sujets, mais ne se donne jamais la peine de les partager. Ça ne sert à rien, personne n'écoute jamais. Bornée au possible, elle ne renonce pas à un objectif une fois fixé, peut se montrer aussi caractérielle que douce, et est souvent en proie à des crises d'hystérie, aux terreurs passagères. C'est qu'il y en a des regrets dans cette si petite personne, des souvenirs qu'elle aimerait oublier ou peut-être revivre indéfiniment. Elle n'a jamais trouvé sa place, alors elle ne la cherche plus. Elle se raccroche à des objectifs inatteignables, veut réaliser l'impossible, y parvient souvent et ne sait alors plus quoi faire de ses dix doigts. Ce n'est pas quelqu'un de triste, Gynvael. Elle vit toujours le plus vite possible, profite de chaque instant qu'il lui est donné, ne se soucie pas le moins du monde de l'avis de ceux qui l'entourent. Elle rit de tout, toujours, tout le temps et de tout le monde. Elle est mystérieuse, ne parle pas d'elle, joue beaucoup sur sa réputation de perchée pour éviter d'évoquer son passé. Elle n'en a pas envie, n'en ressent pas le besoin, est libérée de la plupart des questions métaphysiques que se posent les humains. Elle les écoute pourtant toujours avec bonté et patience, réalisant toutes les requêtes les plus folles avec plaisir. Elle se complaît dans cette folie naïve et quelque peu forcée, elle n'a besoin de rien de plus, si ce n'est du bonheur peut-être. Elle ne comprend pas tout à fait cette notion découverte lors de son arrivée dans ce monde-ci, étrangère à la plupart de ses semblables. Elle veut comprendre, elle veut trouver, elle veut mettre le doigt sur l’insaisissable, le merveilleux et s'en remplir l'âme. Elle sait pourtant être plus rationnelle, elle sait être raisonnable lorsque le besoin s'en fait. Lorsque ses proches en ont besoin, lorsque son regard voilé ne suffit plus et qu'ils ont besoin d'une...

- Nom d'une pipe à lunettes qui traverse l'univers en hurlant "je suis une pomme-de-terre mauve" et en jappant ! J'ai trouvé !

Attendez... quoi ?

- Il suffit simplement d'y croire ! Si l'on croit être heureux, si l'on se persuade d'être heureux, alors pourquoi ne serions-nous pas heureux ? Mirna, auriez-vous l'immense gentillesse de me relire une dernière fois la définition que les humains font du bonheur ?

Mais elle n'a pas le droit de faire ça. Elle n'a pas le droit d'intervenir. C'est... c'est contraire aux règles non ? Normalement, on laisse le narrateur décrire ce qu'il veut décrire afin que les lecteurs puissent comprendre que...

- Le bonheur est un état de satisfaction complet et durable. Il ne suffit pas de ressentir une joie intense et éphémère pour être heureux, il faut que ce soit durable.

D'accord. Donc, tout le monde s'y met.

- Très bien, parfait, évidemment, donc. Si l'on module ses désirs. De part la force de nos pensées. Que l'on se persuade d'avoir ce qu'il nous faut. Alors... le bonheur s'offre à nous !

Et voilà, elle était lancée, impossible de l'arrêter. Puisque je suis condamné à les observer gâcher ma description, autant en profiter pour illustrer mes propos. Ça, c'est Gynvael. Les longues réflexions sans fin, les débuts de solutions, les échecs, les soupirs d'exaspération de ses assistants, les gestes effrénés. Elle est bornée, peut-être même obsessionnelle. Quand elle a quelque chose en tête, elle l'obtient. Peu importe qui elle blesse ou ennuie sur le chemin. C'est peut-être de l’égoïsme, ou de l'arrogance, ou de l'érudition poussée à son extrême.

- Oui enfin ce que vous dites surtout, c'est qu'on cherche pour rien. S'il suffisait de le vouloir pour être heureux, vous pensez pas qu'on le serait tous ?

Les rouages du cerveau de Gynvael ralentirent brutalement et sa longue vie défila rapidement derrière ses prunelles voilées. Ça n'arrivait plus, ça. En général, elle faisait ce qu'il fallait pour que ça n'arrive pas. Elle enterrait, oubliait, vivait. Mais là sans trop savoir pourquoi... ça remontait à la surface. Un peu comme les croûtons dans la soupe. Elle qui ne s'était jamais penchée sur cette question du bonheur, l'avait-elle été ? L'avait-elle voulu sans même le savoir ? L'avait-elle jamais tenu entre ses mains ? L'avait-elle laissé filer, s'envoler, s'échapper, à jamais ? Elle se contenta de sourire légèrement, un peu absente, un peu partie, plus vraiment ici. Ses yeux retrouvèrent ceux de son deuxième assistant mais ne le voyait pas vraiment.

- Si, vous avez raison.

Et puis encore un sourire, plus radieux cette fois. Toujours chasser la mélancolie, toujours chasser les regrets, jamais s'écouter. Jamais essayer de se comprendre. Continuer. Continuer pour atteindre un but toujours plus fou, toujours plus merveilleux, toujours plus incroyable. C'est elle, Gynvael. C'est rien qu'une inventrice bouffie par l'orgueil et les remords. C'est rien que quelques gestes nébuleux, l'impression de flotter au dessus du sol. C'est rien que des mensonges et des regards jamais sincères. C'est elle, c'est un levé de rideaux, une pièce de théâtre qui dure depuis trop longtemps.

- Nom d'une licorne borgne à pinces et à pois vert, j'ai une autre idée !

C'est ça.