The witch is part of the party

Malkha n'était pas particulièrement friande de ce genre de réceptions. Enfin, c'est ce qu'elle essayait de se faire croire. Elle savait au fond d'elle-même - et ne l'admettrait sans doute jamais - qu'elle se plaisait énormément à jouer le rôle de l'invité silencieux et observateur qui tentait de deviner ce que chaque invité pouvait bien cacher. C'était généralement l'invité qui se trouvait seul et sans compagnie, et les regards faussement compatissants des gens ne faisaient que la conforter dans son choix : la solitude était un luxe que peu de gens comprenaient. Elle sentait le jugement hâtif de tous ceux qui posaient son regard sur elle en remarquant que personne n'était à ses côtés : et elle répondait à ses gens avec un large sourire qui n'avait rien d'amical. Elle était sûre d'une chose : ces gens qui, d'une simple moue affichée sur le visage, lui montrait combien ils haïssaient la solitude, étaient des gens qui étaient incapables de lui survivre. Ils étaient dépendants d'autres personnes, incapables de survivre par eux-mêmes. Et elle avait compris, à force d'expériences douloureuses, qu'être capable de survivre sans l'aide de personne était un très gros avantage dans un monde comme le sien.

Il y avait deux raisons à sa visite en ces lieux : son plaisir dissimulé pour les fêtes fastueuses de ce genre, et la rumeur qui courait sur le genre de fêtes qui étaient organisées dans ce manoir. Le mot fastueuse n’était alors même plus assez fort, si l’on en croyait ce qui se disait ici et là. C’était ce qu’elle disait en voyant cette jeune femme déambuler devant elle, avec visiblement quatre couches de jupe différentes sur les jambes.

Il fallait dire que son choix vestimentaire à elle faisait aussi d’elle un cas particulier dans cette grande salle de réception : contrairement à la plupart des femmes, elle ne portait pas de robe. Enfin, pas totalement. Elle avait opté pour de grandes bottes à lacets et un pantacourt. Et sur sa hanche gauche pendait un grand tissu coloré qui tombait jusqu’au sol. C’était une demie-robe, en quelques sortes. Et pas de grand décolleté en haut non plus. Elle portait une veste à boutons très colorés avec beaucoup d’arabesques tissées et de décorations. Elle était également parée d’énormément de bijoux tous très extravagants. Cette réception était une occasion inespérée d’étaler son goût pour les vêtements coûteux et pour le moins... originaux. Mais elle savait qu’elle faisait un terrible affront à certains en portant un tel accoutrement. Selon ces personnes, les femmes n’étaient sûrement bonnes qu’à porter des robes et à se les faire enlever par ces mêmes hommes car les femmes n’étaient sûrement des diablesses aux mœurs légères. Malkha pouvait vite partir au quart de tour lorsqu’il s’agissait de remettre en cause la place des femmes dans ce monde. Alors voir tout un groupe de femmes glousser pour s’attirer les faveurs des hommes avec des grands décolletés…

Elle attrapa rapidement un verre avec un liquide rose que portait un serveur qui passait par là, pour en boire une gorgée et faire partir son envie de vomir. Chance : il s’agissait d’une de ses boissons préférées. Du jus de framboise. Enfin pas tout à fait. Elle finit par faire la grimace, et inspecta son verre. Le début ressemblait à du jus de framboise. Mais sur la fin, c’était ignoble. Quelle sotte faisait-elle. Une fête comme ça où l’on sert des verres sans une goutte d’alcool ? Bien sûr que non. Son jus de framboise préféré était en fait mélangé avec un abject liquide qui sentait beaucoup trop fort.

Elle s’approcha discrètement de la fenêtre, et s’assurant que personne ne se trouvait en-dessous, elle fit passer le liquide par dessus bord. Elle jeta un dernier coup d’œil en bas et posa le verre sur le rebord. Elle sursauta lorsqu’elle entendit une voix derrière elle prononcer son nom. Elle fit volte-face et tomba – heureusement pour elle – sur un visage familier. Elle fut amusée de voir que celui qui l’avait pris pour une catin lors de leur première rencontre, eut tout de même la politesse de la couvrir d’un baise-main.

« Ce cher Elijah. Tiens donc. Je suis contente de te voir mais vois-tu... »

Elle émit un court silence, et se retint de toutes ses forces de poser ses mains sur son cœur dans un élan mélodramatique beaucoup trop surjoué.

« Je ne travaille pas ce soir. Tu as beau être mon client préféré, et je serais prête à ce titre, à finir sur ce banc en pierre dehors qui doit être très douloureux pour le dos mais… Quand je ne travaille pas, je ne travaille pas. Quel dommage ! »

Le sarcasme. La deuxième peau de Malkha. Ou quelque chose d’aussi indispensable à sa survie que le fait de respirer. Mais aussi dure pouvait-elle parfois paraître, il fallait comprendre que c’était une des rares manières que la sorcière avait pour faire preuve d’un tant soi peu d’amitié ou d’affection.

« Qu’est-ce qui t’amène dans un tel endroit ? Je pensais que tu te plaisais plutôt dans les petits établissements des ruelles sombres de Novigrad, où l’on a beaucoup plus d’intimité que dans une telle fête. »

Elle esquissa un sourire moqueur, mais pas méchant. En réalité, elle était contente d’avoir quelqu’un à qui parler. Et elle était surtout contente que ce ne soit pas une femme venue lui faire la morale ou un homme déjà totalement ivre comme il y en avait déjà dans le jardin juste en-dessous d’eux, qui serait alors venu lui faire une cour douteuse.

The witch is the silent witness

C’était de bonne guerre. Toute personne utilisant le sarcasme devait s’attendre à un très juste retour de bâton, en plein dans la figure. Mais Malkha n’allait pas s’offusquer pour si peu. D’une part, c’était elle qui avait commencé et qui l’avait bien cherché. De l’autre, elle avait eu bien d’autres occasions bien plus propices à se sentir véritablement offusquée. Comme par exemple, le jour où cette boutade trouva sa source. La prendre pour une catin ! Il fallait avouer que les circonstances, même pour une femme aussi froide et maître de ses émotions qu’elle, avaient eu de quoi la désarçonner très sérieusement. Heureusement, l’histoire n’avait pas pris fin brutalement. Si l’homme qui l’avait ainsi méprise s’était avoué être un rustre ivrogne malpoli et pervers, il est certain que son cadavre serait à l’heure qu’il est en train de pourrir dans une des ruelles de Novigrad.

Malkha avait visé juste : Elijah préférait l’intimité au luxe bruyant. Mais le changement, même éphémère et le temps d’une soirée, faisait rarement de mal à qui que ce soit. Elle fut sortie de pensées – ou plutôt de ses souvenirs de cette fameuse journée où elle avait rencontré son interlocuteur – par une grimace de ce dernier. Elle le regardait sans vraiment le regarder depuis tout à l’heure, et malgré son manque d’attention sur sa personne vu qu’elle s’était perdue dans les méandres de son esprit, elle avait détecté un changement d’expression soudain. Elle se demanda alors ce qui avait pu le contrarier jusqu’à faire une moue aussi contrariée. Et eut une hypothèse très plausible en comprenant qu’il avait eu cette réaction juste après avoir fini son verre. Elle savait comment avait fini son verre à elle, enfin, son contenu plutôt.

Voilà qu’il lui demandait à juste titre, la raison de sa présence ici. Excellente question. Malkha elle-même n’avait sûrement pas de réponse exacte à apporter à une telle interrogation. Alors elle se contenta de commencer par évoquer les raisons qui n’étaient pas celles qui l’avaient amené ici.

« Ce qui est certain, c’est que ce n’est pas pour l’alcool. J’ai attrapé un jus de framboise sur le plateau d’un des serveurs. J’ai eu l’impression que quelqu’un avait pissé dans mon verre tant c’était ignoble. »

Elle se pencha légèrement en arrière pour regarder le jardin sous la fenêtre.

« Si le malheureux buisson juste en-dessous est retrouvé crevé demain ou dans les prochains jours, ce sera sans doute de ma faute. Ou de celle de la personne qui a décidé de concocter des mélanges aussi affreux pour cette réception. » Elle marqua une courte pause et reposa son regard sur Elijah. « Puis-je supposer, selon la grimace que tu viens de faire, que nous partageons le même avis sur les boissons ce soir ? »

Après avoir quelques secondes regardé son interlocuteur, elle posa son regard sur les convives autour d’eux. Voilà sûrement une des raisons de sa venue en ces lieux.

« Je ne sais jamais trop pourquoi je me retrouve dans des endroits qui sont l’exact opposé de ce que je suis. Et pourtant, tout part de ma simple volonté. Je crois qu’une des raisons qui fait que je me trouve ici… Ce sont tous ces gens qui nous entourent. »

Elle laissa à nouveau planer un court silence : elle avait envie de se désaltérer et d’hydrater sa gorge sèche – et encore pleine du goût du précédent breuvage - , mais en repensant à son goût, sa soif partit presque aussitôt. Elle ne tarderait pas à revenir néanmoins : peut-être pourrait-elle partir après en quête d’un verre d’eau tout simple auquel on aurait ajouté aucun étrange liquide au goût abject ?

« L’endroit où je vis est peu fréquenté. Ou tout du moins… Les gens que je vois passer là-bas sont tous les mêmes. J’aime à regarder les gens défiler. Voir tous leurs défauts sous leurs masques mal ajustés, pauvres humains qu’ils sont. Je sais, je sonne comme quelqu’un d’extrêmement égocentrique et de vaniteux. C’est juste que… J’aime à examiner les comportements humains, ces humains que j’ai tant de mal à apprécier pour la plupart. Je me demande si cette dame qui glousse si fort là-bas au buffet, est venu pour montrer sa nouvelle robe à qui voudra bien la complimenter, si elle est en quête d’un nouveau mari ou d’une nouvelle bourse bien remplie… Ou des deux. Ce genre de réception, c’est comme un grand tableau avec un milliard de détails. Il est vraiment très intéressant de se pencher sur chacun d’eux avec attention. »

En s’écoutant parler, Malkha se rendit compte à quel point elle sonnait vraiment comme une bonne femme richissime qui méprisait les petites gens. Ce n’était pas le cas. Elle vivait plutôt bien grâce à la plupart de ses dons, et ne manquait jamais de clients ou d’argent. Mais elle était incapable de mettre des mots exacts sur les émotions qu’elle ressentait en voyant défiler sous ses yeux, presque tous les jours, le même genre humain : l’homme pauvre, peu heureux, qui ne vit pas mais se contente de survivre. Elle savait au fond d’elle-même, qu’avec son vécu, s’était réveillé une sorte de désir de justice permanent. Mais elle n’était pas stupide : le monde dans lequel elle vivait était terriblement injuste. Et ce n’était pas elle, petite magicienne sans prétention, qui allait y changer quoi que ce soit. Mais rien ne lui interdisait d’observer le monde en silence.